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— Car, dit le comte de Poitiers, c’est se conduire en mécréants et non en défenseurs de la vraie foi que d’agir comme vous l’avez fait. De telles actions ouvrent la voie à des œuvres de vindicte dont vous seriez bientôt victimes à votre tour.

Les sires de Licques et de Nédonchel ne subiraient aucunes représailles, car ils n’avaient voulu que le bien de tous. Les dames et demoiselles seraient respectées de part et d’autre, comme il se devait en terre de chevalerie. Et puis tout le monde se retrouverait à Arras, au bout de la quinzaine, c’est-à-dire le 7 octobre, afin de conclure une trêve jusqu’à la fameuse conférence de Compiègne, tant de fois repoussée, et que l’on fixait cette fois au 15 novembre. Si les deux Guillaume, Flotte et Paumier, ne réussissaient pas à accorder les souhaits des barons et les désirs du roi, on verrait à envoyer d’autres négociateurs.

— Il n’est point besoin de signer rien aujourd’hui ; je fais confiance, Messeigneurs, à votre parole, dit le comte de Poitiers. Vous êtes hommes de raison et d’honneur ; je sais bien que vous, Fiennes, et vous, Souastre, et vous, Loos, et tous, tant que vous êtes, aurez à cœur de ne pas me décevoir, et de ne point me laisser m’engager en vain auprès du roi. Et vous saurez faire entendre sagesse à vos amis afin qu’ils respectent nos conventions.

Il les avait si bien manœuvrés qu’ils partirent en le remerciant, comme s’ils avaient trouvé en lui un défenseur. Ils reprirent leurs chevaux, franchirent les trois ponts-levis et s’enfoncèrent dans la nuit.

— Mon cher fils, dit Mahaut, vous m’avez sauvée. Je n’aurais pas su montrer tant de patience.

— Je vous ai gagné un répit de quinze jours, dit Philippe en haussant les épaules. Les coutumes de Saint Louis ! Ils commencent à me lasser, tous, avec les coutumes de Saint Louis ! On croirait que mon père n’a jamais vécu. Faut-il donc toujours, quand un grand roi a fait progresser le royaume, qu’il se trouve des sots pour s’obstiner à revenir en arrière ? Et mon frère les encourage !

— Ah ! quelle pitié, Philippe, que vous ne soyez roi ! dit Mahaut.

Philippe ne répondit pas ; il regardait sa femme. Celle-ci, maintenant que ses frayeurs étaient dissipées et qu’elle touchait au terme de tant de mois d’espérance, sentait soudain toute force se retirer d’elle et luttait contre les larmes.

Pour cacher son trouble, elle allait à travers la pièce, reprenant contact avec les lieux de sa jeunesse. Mais chaque objet reconnu augmentait son émotion. Elle touchait l’échiquier de jaspe et calcédoine sur lequel elle avait appris à jouer.

— Tu vois, rien n’est changé, dit Mahaut.

— Non, rien n’est changé, répéta Jeanne, la gorge serrée.

Elle se détourna vers la librairie, l’une des plus riches du royaume, en dehors des librairies de monastères, et qui contenait douze volumes. Jeanne caressa du doigt les reliures… les Enfances d’Ogier, la Bible en français, la Vie des Saints, le Roman de Renart, le Roman de Tristan… Elle avait tant de fois regardé, en compagnie de sa sœur Blanche, les belles enluminures peintes sur les feuilles de parchemin ! Et l’une des dames de Mahaut leur faisait la lecture.

— Celui-ci, tu le connaissais… oui, je l’avais déjà acheté, dit Mahaut en montrant le Roman de la violette.

Elle cherchait à dissiper la gêne qui les gagnait tous trois.

À ce moment, le nain de Mahaut, qu’on appelait Jeannot le Follet, entra, tenant le cheval de bois sur lequel il était censé caracoler à travers la demeure. Âgé de plus de quarante ans, il avait une tête large avec de gros yeux de chien et un petit nez camus. Il arrivait tout juste à la hauteur des tables ; on le vêtait d’une robe brodée de « bestelettes ».

Lorsqu’il aperçut Jeanne, il eut un grand saisissement ; sa bouche s’ouvrit, mais sans rien prononcer ; et au lieu d’avancer en faisant des cabrioles comme c’était son devoir, il courut précipitamment vers la jeune femme et s’aplatit au sol pour lui baiser les pieds.

La résistance de Jeanne, son contrôle sur elle-même, cédèrent d’un coup. Brusquement, elle se mit à sangloter, se tourna vers le comte de Poitiers, vit qu’il lui souriait, et se jeta dans ses bras en balbutiant :

— Philippe !… Philippe !… Enfin, je vous ai retrouvé !

La dure comtesse Mahaut éprouva un petit pincement au cœur parce que sa fille s’était élancée vers son mari, et non vers elle, pour pleurer de bonheur.

« Mais que souhaitais-je d’autre ? pensa Mahaut. Allons, c’est cela le plus important, j’ai réussi. »

— Philippe, votre femme est lasse, dit-elle. Conduisez-la dans vos appartements. On vous y montera votre souper.

Et comme ils passaient près d’elle, elle ajouta, plus bas :

— Je vous avais bien dit qu’elle vous aimait.

Elle les contempla tandis qu’ils passaient la porte. Puis elle fit signe à Béatrice d’Hirson de les suivre, discrètement.

Plus tard, dans la nuit, alors que la comtesse Mahaut, pour réparer ses fatigues, avalait au lit son sixième et dernier repas, Béatrice entra, un demi-sourire aux lèvres.

— Alors ? dit Mahaut.

— Alors, Madame, le philtre a bien eu l’effet que nous en attendions. À présent, ils dorment.

Mahaut se renversa un peu sur ses oreillers.

— Dieu soit loué, dit-elle. Nous avons refait le second couple du royaume.

IV

L’AMITIÉ D’UNE SERVANTE

Et quelques semaines passèrent, qui furent à peu près calmes pour l’Artois. Les parties adverses se retrouvèrent à Arras, puis à Compiègne, et le roi promit de rendre son arbitrage avant la Noël. Les alliés, provisoirement apaisés, rentrèrent en leurs châteaux sombres.

Les champs étaient noirs et déserts, les brebis bêlaient au fond des bergeries. Les aubes de décembre, fumeuses, ressemblaient à des feux de bois vert.

Au manoir de Vincennes, entouré par la forêt, la reine Clémence découvrait l’hiver de France.

L’après-midi, la reine brodait. Elle avait entrepris une grande nappe d’autel qui figurait le paradis. Les élus s’y promenaient sous un ciel uniformément bleu, parmi les citronniers et les orangers ; paradis bien proche des jardins de Naples.

« On n’est pas reine pour être heureuse », pensait souvent Clémence, se répétant les paroles de sa grand-mère Marie de Hongrie. Non qu’elle fût malheureuse à proprement parler ; elle n’avait aucune raison de l’être. « Je suis injuste, se disait-elle, de ne point remercier à tout instant le Créateur de ce qu’il m’a donné. » Elle ne pouvait comprendre la raison d’une lassitude, d’une mélancolie, d’un ennui qui, jour après jour, s’appesantissaient sur elle.

N’était-elle pas environnée de mille soins ? Six dames de parage, choisies parmi les plus nobles femmes du royaume, et d’innombrables servantes se relayaient auprès d’elle pour exécuter ses moindres désirs, prévenir ses moindres gestes, porter son missel, préparer son aiguille, tenir son miroir, la coiffer, la couvrir d’un manteau sitôt que la température fraîchissait… Plusieurs chevaucheurs avaient pour seule mission de courir entre Naples et Vincennes, afin d’acheminer la correspondance qu’elle échangeait avec sa grand-mère, avec son oncle le roi Robert et tous ses parents.

Clémence disposait de quatre haquenées blanches, harnachées de freins d’argent et de rênes de soie tissées de fils d’or ; et, pour les longs déplacements, on lui avait offert un grand chariot de voyage si beau, si riche, avec ses roues flamboyantes comme des soleils, que celui de la comtesse Mahaut, à côté, semblait tout juste un char à foin.