Louis n’était-il pas le meilleur époux de la terre ?
Parce que Clémence avait dit en visitant Vincennes que ce château lui plaisait et qu’elle aimerait y vivre, Louis aussitôt avait décidé de s’y installer à demeure. De nombreux seigneurs, imitant le roi, s’organisaient résidence dans les parages. Et Clémence, qui n’avait pas imaginé ce que serait l’hiver à Vincennes, n’osait avouer maintenant qu’elle eût préféré regagner Paris.
Vraiment, le roi la comblait. Il ne se passait de jour qu’il ne lui portât un nouveau présent.
— Je veux, ma mie, lui avait-il dit, que vous soyez la dame la mieux pourvue du monde.
Mais avait-elle besoin de trois couronnes d’or, l’une incrustée de dix gros rubis balais, l’autre de quatre grandes émeraudes, de seize petites et de quatre-vingts perles, et la troisième avec encore des perles, encore des émeraudes, encore des rubis ?
Pour sa table, Louis lui avait acheté douze hanaps de vermeil émaillés, aux armes de France et de Hongrie. Et parce qu’elle était pieuse et qu’il admirait fort sa dévotion, il lui avait offert un reliquaire, d’un prix de huit cents livres, et contenant un fragment de la Vraie Croix. C’eût été décourager tant de bon vouloir que de dire à son époux qu’on pouvait aussi bien faire sa prière au milieu d’un jardin, et que le plus bel ostensoir du monde, en dépit de tout l’art des orfèvres et de toute la fortune des rois, c’était encore le soleil brillant dans un ciel bleu au-dessus de la mer.
Le mois précédent, Louis lui avait fait don de terres qu’elle irait visiter à une meilleure saison, les maisons et manoirs de Mainneville, Hébécourt, Saint-Denis de Fermans, Wardes et Dampierre, les forêts de Lyons et de Bray.[13]
— Pourquoi, mon doux seigneur, lui avait-elle demandé, vous déposséder de tant de biens en ma faveur, puisque de toute manière, je ne suis que votre servante, et n’en puis profiter qu’à travers vous ?
— Je ne m’en dépossède point, avait répondu Louis. Toutes ces seigneuries appartenaient à Marigny, à qui par jugement je les ai reprises, et j’en puis disposer comme il me plaît.
En dépit de la répugnance qu’elle avait à hériter les biens d’un pendu, pouvait-elle les refuser alors qu’ils lui étaient présentés comme dons d’amour, et que cet amour, le roi tenait à le proclamer dans l’acte même de donation « pour la joyeuse et agréable compagnie que Clémence nous porte humblement et amiablement…» ?
Et il lui avait encore accordé en propriété les maisons de Corbeil et de Fontainebleau. Chaque nuit qu’il passait auprès d’elle semblait valoir un château. Ah oui ! Messire Louis l’aimait bien. Jamais, en sa présence, il ne s’était montré hutin, et elle ne comprenait pas comment ce surnom lui était venu. Jamais de querelle entre eux, jamais de violence. Dieu, vraiment, lui avait donné un bon époux.
Et malgré tout, Clémence s’ennuyait, et soupirait en tirant les fils d’or de ses citrons brodés.
Elle avait fait effort, vainement, pour s’intéresser aux affaires d’Artois dont Louis, parfois, le soir, discourait tout seul devant elle en marchant à travers la chambre.
Elle était effrayée par les grandes apostrophes de Robert d’Artois, et la manière dont il lui criait : « ma cousine ! » comme s’il arrêtait sa meute ; cet homme-là, pour elle, restait avant tout un étrangleur de renards. Elle était agacée par Monseigneur de Valois, qui souvent lui disait :
— Alors, ma nièce, quand donc donnerez-vous un héritier au royaume ?
— Quand Dieu voudra, mon oncle, répondait-elle doucement.
En fait, elle n’avait pas d’amis. Elle sentait, parce qu’elle était fine et sans vanité, que toute marque d’affection qu’on lui témoignait était intéressée. Elle apprenait que les rois ne sont jamais aimés pour eux-mêmes, et que les gens, en s’agenouillant devant eux, cherchent toujours à ramasser sur le tapis quelque miette de puissance.
« On n’est pas reine pour être heureuse ; il se peut même que d’être reine empêche qu’on soit heureuse », se répétait Clémence l’après-midi où Monseigneur de Valois, le pas toujours pressé, entra chez elle et lui dit :
— Ma nièce, je vous porte une nouvelle qui va fort agiter la cour. Votre belle-sœur Madame de Poitiers est grosse. Les matrones l’ont certifié ce matin.
— Je suis fort aise pour Madame de Poitiers, répondit Clémence.
— Elle peut vous avoir reconnaissance, reprit Charles de Valois, car c’est bien à vous qu’elle doit son état d’à présent. Si vous n’aviez point demandé son pardon le jour de vos épousailles, je doute fort que Louis l’eût si vite accordé.
— Dieu me prouve donc que j’ai bien fait, puisqu’il vient de bénir cette union.
— Il semble que Dieu bénisse moins rapidement la vôtre. Quand donc vous déciderez-vous, ma nièce, à suivre l’exemple de votre belle-sœur ? Il est dommage en vérité qu’elle vous ait devancée. Allons Clémence, laissez-moi vous parler comme un père. Vous savez que je n’aime pas mâcher les choses que j’ai à dire… Louis remplit-il bien ses devoirs auprès de vous ?
— Louis m’est aussi attentif qu’un époux peut l’être.
— Voyons, ma nièce, entendez-moi bien ; j’entends ses devoirs d’époux chrétien, ses devoirs de corps, si vous préférez.
Le rouge monta au front de Clémence. Elle balbutia :
— Je ne vois pas que Louis ait en rien à être repris sur ce point. Je ne suis guère mariée que depuis cinq mois et je ne pense pas qu’il y ait lieu de vous alarmer déjà.
— Mais enfin, honore-t-il bien régulièrement votre couche ?
— Presque chaque nuit, mon oncle, si c’est cela que vous tenez à apprendre ; et plus que d’être sa servante lorsqu’il le veut, je ne puis.
— Eh bien ! souhaitons, souhaitons ! dit Charles de Valois. Mais comprenez, ma nièce, que c’est moi qui ai fait votre mariage ; je ne voudrais pas qu’on me reprochât un mauvais choix.
Alors Clémence, pour la première fois, eut un mouvement de colère. Elle repoussa sa broderie, se leva de son siège et, d’une voix où l’on pouvait reconnaître le ton de la vieille reine Marie, elle répondit :
— Vous semblez oublier, messire mon oncle, que ma grand-mère a donné le jour à treize enfants, et que ma mère Clémence de Habsbourg en avait déjà trois lorsqu’elle mourut à peu près à l’âge que j’ai. Ma tante Marguerite, votre première épouse, ne vous a pas donné motif de vous plaindre, que je sache. Les femmes de notre famille sont fécondes, et le prouvent en maints royaumes. Si donc il y a empêchement au vœu que vous formez, il ne saurait venir de mon sang. Et sur ce point, messire, nous avons assez parlé pour ce jour, et pour toujours.
Elle alla s’enfermer dans sa chambre, refusant qu’aucune dame de parage la suivît.
Ce fut là qu’Eudeline, la première lingère, entrant pour préparer le lit, la trouva deux heures plus tard, assise auprès d’une fenêtre derrière laquelle la nuit était tombée.
— Comment, Madame, s’écria-t-elle, on vous a laissée sans lumière ! Je vais appeler !
— Non, non, je ne veux personne, dit faiblement Clémence.
La lingère aviva le feu qui se mourait, plongea dans les braises une branche résineuse et s’en servit pour allumer un cierge planté sur un pied de fer.
— Oh ! Madame ! Vous pleurez ? dit-elle. Vous a-t-on fait peine ?
La reine s’essuya les yeux.
— Un mauvais sentiment me tourmente l’âme, dit-elle brusquement. Je suis jalouse.
13
La fortune de Clémence de Hongrie, aussi bien en terres qu’en bijoux, et constituée essentiellement par des dons de Louis X, était énorme. Pendant la brève durée de leur mariage, Clémence de Hongrie ne reçut pas moins de quatorze châteaux dont certains comptaient parmi les plus importantes demeures royales.