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Eudeline la regarda avec surprise.

— Vous, Madame, jalouse ? Mais quelle raison auriez-vous de l’être ? Je suis bien certaine que notre Sire Louis ne vous fait pas de tromperie, ni n’en a même l’idée.

— Je suis jalouse de Madame de Poitiers, reprit Clémence. Je suis envieuse d’elle, qui va avoir un enfant, alors que moi je n’en attends point. Oh ! J’en suis bien aise pour elle ; mais je ne savais pas que le bonheur d’autrui pouvait blesser si fort.

— Ah ! Certes, Madame, cela peut causer grande douleur, le bonheur des autres !

Eudeline avait dit cela d’une curieuse manière, non pas comme une servante qui approuve les paroles de sa maîtresse, mais comme une femme qui a souffert le même mal, et le comprend. Le ton n’échappa point à Clémence.

— N’as-tu pas d’enfant, toi non plus ? demanda-t-elle.

— Si fait, Madame, si fait, j’ai une fille qui porte mon nom et qui vient d’atteindre ses dix ans.

Elle se détourna et commença de s’affairer autour du lit, rabattant les couvertures de brocart et de menu-vair.

— Tu es depuis longtemps lingère en ce château ? poursuivit Clémence.

— Depuis le printemps, juste avant votre venue. Jusque-là, j’étais au palais de la Cité, où je tenais le linge de notre Sire Louis, après avoir tenu celui de son père, le roi Philippe, pendant dix ans.

Un silence se fit, où l’on n’entendit plus que la main de la lingère battant les oreillers.

« Elle connaît à coup sûr tous les secrets de cette maison… et de ses lits, se disait la reine. Mais non, je ne lui demanderai rien, je ne l’interrogerai pas. Il est mal de faire parler les servantes… Ce n’est pas digne de moi. »

Mais qui donc pouvait la renseigner sinon justement une servante, sinon l’un de ces êtres qui partagent l’intimité des rois sans en partager le pouvoir ? Jamais, aux princes de la famille, elle n’aurait l’audace de poser la question qui lui brûlait l’esprit, depuis sa conversation avec Charles de Valois ; d’ailleurs lui donneraient-ils une réponse honnête ? Des hautes dames de la cour, aucune n’avait vraiment sa confiance, parce qu’aucune vraiment n’était son amie. Clémence se sentait l’étrangère que l’on flatte de vaines louanges, mais que l’on observe, que l’on guette, et dont la moindre faute, la moindre faiblesse ne sera pas pardonnée. Aussi ne pouvait-elle se permettre d’abandon qu’auprès des servantes. Eudeline particulièrement lui semblait rassurante. Le regard droit, le maintien simple, les gestes appliqués et tranquilles, la première lingère se montrait de jour en jour plus attentive, et ses prévenances étaient sans ostentation.

Clémence se décida.

— Est-il vrai, demanda-t-elle, que la petite Madame de Navarre, que l’on tient loin de la cour et que je n’ai vue qu’une fois, ne soit pas de mon époux ?

Et en même temps, elle se disait : « N’aurais-je pas dû être avertie plus tôt de ces secrets de couronne ? Ma grand-mère aurait dû s’informer davantage ; en vérité, on m’a laissée venir à ce mariage en ignorant bien des choses. »

— Bah ! Madame… répondit Eudeline en continuant de dresser les coussins, et comme si la question ne la surprenait pas outre mesure… je crois que nul ne le sait, pas même notre Sire Louis. Chacun dit sur cela ce qui l’arrange ; ceux qui affirment que Madame de Navarre est la fille du roi ont intérêt à le faire, et pareillement ceux qui tiennent pour la bâtardise. On en voit même, comme Monseigneur de Valois, qui changent d’avis selon les mois, sur une chose où pourtant il n’y a qu’une vérité. La seule personne dont on aurait pu tenir une certitude, qui était Madame de Bourgogne, a maintenant la bouche pleine de terre…

Eudeline s’interrompit et regarda vers la reine.

— Vous vous inquiétez, Madame, de savoir si notre Sire le roi…

Elle s’arrêta de nouveau, mais Clémence l’encouragea des yeux.

— Rassurez-vous, Madame, dit Eudeline ; Monseigneur Louis n’est pas empêché d’avoir un héritier, comme de méchantes langues le prétendent dans le royaume et même à la cour.

— Sait-on… murmura Clémence.

— Moi, je sais, répliqua Eudeline lentement, et l’on a pris bien soin que je sois seule à le savoir.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire le vrai, Madame, parce que moi aussi j’ai un lourd secret. Sans doute devrais-je encore me taire… Mais ce n’est pas offenser une dame telle que vous, de si haute naissance et de si grande charité, que de vous avouer que ma fille est de Monseigneur Louis.

La reine contemplait Eudeline avec un étonnement sans mesure. Que Louis ait eu une première épouse n’avait guère posé à Clémence de problèmes personnels. Louis, comme tous les princes, avait été marié selon les intérêts d’État. Un scandale, la prison, puis la mort l’avaient séparé d’une femme infidèle. Clémence ne s’interrogeait pas sur l’intimité ou les mésententes secrètes du couple. Aucune curiosité, aucune représentation n’assaillaient sa pensée. Or voici que l’amour, l’amour non conjugal, se dressait devant elle en la personne de cette belle femme rose et blonde, à la trentaine plantureuse ; et Clémence se mettait à imaginer…

Eudeline prit le silence de la reine pour un blâme.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, Madame, je vous l’assure ; c’est lui qui y avait mis bien de l’autorité. Et puis, il était si jeune, il n’avait point de discernement ; une grande dame l’eût sans doute effarouché.

D’un geste de la main, Clémence signifia qu’elle ne souhaitait point d’autre explication.

— Je veux voir ta fille.

Une expression de crainte passa sur les traits de la lingère.

— Vous le pouvez, Madame, vous le pouvez, bien sûr, puisque vous êtes la reine. Mais je vous demande de n’en rien faire, car on saurait alors que je vous ai parlé. Elle ressemble tant à son père que Monseigneur Louis, par crainte que sa vue ne vous blesse, l’a fait enfermer dans un couvent juste avant que vous n’arriviez. Je ne la visite qu’une fois le mois et, dès qu’elle sera en âge, elle sera cloîtrée.

Les premières réactions de Clémence étaient toujours généreuses. Elle oublia pour un moment son propre drame.

— Mais pourquoi, dit-elle à mi-voix, pourquoi cela ? Comment croyait-on qu’un tel acte pût me plaire, et à quel genre de femmes les princes de France sont-ils donc accoutumés ? Ainsi, ma pauvre Eudeline, c’est pour moi que l’on t’a arraché ta fille ! Je t’en demande bien grand pardon.

— Oh ! Madame, répondit Eudeline, je sais bien que cela ne vient pas de vous.

— Cela ne vient pas de moi, mais cela s’est fait à cause de moi, dit Clémence pensivement. Chacun de nous n’est pas seulement comptable de ses mauvais agissements, mais aussi de tout le mal dont il est l’occasion, même à son insu.

— Et moi-même, Madame, reprit Eudeline, moi-même qui étais première fille lingère du Palais, Monseigneur Louis m’a envoyée ici, à Vincennes, dans une plus petite condition que celle que j’avais à Paris. Nul n’a rien à dire contre les volontés du roi, mais c’est vraiment bien peu de remerciements pour le silence que j’ai gardé. Sans doute, Monseigneur Louis voulait-il me cacher moi aussi ; il ne pensait pas que vous iriez préférer ce séjour des bois au grand palais de la Cité.

Maintenant qu’elle avait commencé de se confier, elle ne pouvait plus s’arrêter.

— Je puis bien vous avouer, poursuivit-elle, qu’à votre arrivée, je n’étais prête à vous servir que par devoir, mais certainement point par plaisir. Il faut que vous soyez très noble dame, et aussi bonne de cœur que vous êtes belle de visage, pour que je me sois sentie gagnée d’affection pour vous. Vous ne savez point comme vous êtes aimée des petites gens ; il faut entendre parler de la reine, aux cuisines, aux écuries, aux buanderies ! C’est là, Madame, que vous avez des âmes dévouées, bien plus que parmi les grands barons. Vous nous avez conquis le cœur à tous, et même le mien qui vous était le plus fermé ; vous n’avez pas maintenant de servante plus attachée que moi, acheva Eudeline en saisissant la main de la reine pour y poser les lèvres.