— Ta fille te sera rendue, dit Clémence, et je la protégerai. J’en veux parler au roi.
— N’en faites rien, Madame, je vous en prie, s’écria Eudeline.
— Le roi me comble de cadeaux que je ne souhaite pas ; il peut bien m’en accorder un qui me plaise !
— Non, non, je vous en supplie, n’en faites rien, répéta Eudeline. J’aime mieux voir ma fille sous le voile que de la voir sous terre.
Clémence, pour la première fois depuis le début de l’entretien, eut un sourire, presque un rire.
— Les gens de ta condition, en France, ont-ils donc si peur du roi ? Ou bien est-ce le souvenir du roi Philippe, qu’on disait être sans merci, qui pèse encore sur vous ?
Si Eudeline éprouvait une véritable affection pour la reine, elle n’en gardait pas moins au Hutin une solide rancune ; l’occasion était belle de satisfaire à la fois ces deux sentiments.
— Vous ne connaissez pas encore Monseigneur Louis comme chacun le connaît ici ; il ne vous a pas encore montré le revers de son âme. Personne n’a oublié, dit-elle en baissant la voix, que notre sire Louis a fait tourmenter les serviteurs de son hôtel, après le procès de Madame Marguerite, et que huit cadavres, tout mutilés et brisés, ont été repêchés au pied de la tour de Nesle. Ils y ont été poussés par le hasard, pensez-vous ? Je n’aimerais pas que le hasard nous poussât, ma fille et moi, du même côté.
— Ce sont là commérages que font circuler les ennemis du roi…
Mais en même temps qu’elle prononçait ces paroles, Clémence se rappelait les allusions du cardinal Duèze, en Avignon. « Aurais-je épousé un cruel ? » se demandait-elle.
— J’ai regret, si j’ai trop parlé, reprit Eudeline. Dieu veuille que vous n’ayez rien à apprendre de pire, et que votre grande bonté vous laisse en ignorance.
— Quel est ce pire que je pourrais apprendre ?… Cela touche-t-il à la fin de Madame Marguerite ?…
Eudeline haussa tristement les épaules.
— Vous êtes la seule à la cour, Madame, pour qui la chose fasse un doute. Si vous n’êtes pas encore informée, c’est que d’aucuns guettent un méchant moment, peut-être, pour vous mieux nuire. Il l’a fait étouffer, on le sait bien. Autour de Château-Gaillard, on ne se prive point de le dire… Mais à vous connaître on finit par approuver le roi.
— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible… est-ce possible qu’on ait tué pour m’épouser ! gémit Clémence en se cachant le visage dans les mains.
— Ah ! Ne vous remettez pas à pleurer, Madame, dit Eudeline. Ce sera bientôt l’heure du souper, et vous n’y pouvez paraître ainsi. Il faut vous rafraîchir le visage.
Elle alla chercher un bassin d’eau fraîche et un miroir, pressa un linge mouillé sur les joues de la reine, lui rattacha une tresse qui s’était défaite. Elle avait une grande douceur de gestes, et une sorte de tendresse protectrice.
Un moment les visages des deux femmes apparurent côte à côte dans le miroir, deux visages aux mêmes teintes blondes et dorées, aux mêmes yeux larges et bleus.
— Tu sais que nous nous ressemblons, dit la reine.
— C’est bien le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait, et je voudrais fort que ce fût vrai, répondit Eudeline.
Comme leur émotion à toutes les deux était profonde, et qu’elles avaient un égal besoin d’amitié, le même mouvement les poussa l’une vers l’autre, et elles se tinrent un instant embrassées.
V
LA FOURCHETTE ET LE PRIE-DIEU
Le menton levé, le sourire aux lèvres, et vêtu d’une robe doublée de fourrure par-dessus sa chemise de nuit, Louis X entra dans la chambre.
Durant le souper, il avait trouvé la reine étrangement morose, distante, presque absente, ne suivant les propos échangés qu’avec retard, et répondant à peine aux paroles qu’on lui adressait ; mais il ne s’en était pas autrement inquiété. « Les femmes sont sujettes aux sautes d’humeur, se disait-il, et ce présent que je lui apporte saura bien lui rendre la gaieté. » Car le Hutin était de ces maris sans imagination, qui ont petite opinion des femmes et pensent que toutes choses s’arrangent par un cadeau. Si bien qu’il arrivait, se faisant aussi gracieux que possible, et tenant un petit écrin de forme allongée.
Il fut quelque peu surpris de voir Clémence agenouillée sur son prie-Dieu. D’ordinaire, elle avait achevé ses dévotions du soir avant qu’il entrât. Il lui fit un signe de la main qui signifiait : « Ne vous mettez pas en peine pour moi, achevez en paix…», Et il demeura à l’autre bout de la chambre, tournant l’écrin dans ses doigts.
Les minutes passaient ; il alla prendre une dragée dans une coupe posée auprès du lit, et la croqua. Clémence était toujours agenouillée. Louis s’approcha d’elle, et s’aperçut qu’elle ne priait pas. Elle le regardait.
— Voyez, ma mie, dit-il, voyez la surprise que j’ai pour vous. Oh ! Ce n’est pas un bijou, c’est plutôt une rareté, une trouvaille d’orfèvre. Voyez…
Il ouvrit l’écrin, en sortit un long objet brillant, à deux pointes. Clémence, sur son prie-Dieu, eut un mouvement de recul.
— Eh ! ma mie ! s’écria Louis en riant, n’ayez point peur, cela n’est pas fait pour blesser ! C’est une petite fourche à manger les poires. Voyez comme le travail en est habile.
Sur le bois du prie-Dieu il posa une fourchette à deux fourcherons d’acier fort aigus sortant d’un manche d’ivoire et d’or ciselé.
La reine vraiment ne semblait pas témoigner grand intérêt pour l’objet, ni bien en apprécier la nouveauté. Louis se sentit déçu.
— Je l’ai commandée spécialement par Tolomei, à un orfèvre de Florence. Il paraît qu’il n’existe que cinq de ces fourchettes dans le monde, et j’ai voulu que vous en ayez une, afin de ne point tacher vos jolis doigts quand vous mangez les fruits. C’est bien un objet de dame ; jamais les hommes n’oseraient ni ne sauraient se servir d’un si précieux outil, sinon mon beau-frère d’Angleterre qui, m’a-t-on dit, en possède un et ne craint point la risée en l’utilisant à table.
Il pensait, par ces derniers mots, avoir fait montre d’esprit, et il attendait un sourire. Mais Clémence n’avait pas bougé du prie-Dieu et continuait de regarder son mari fixement. Jamais elle n’avait été plus belle ; ses longs cheveux dorés lui tombaient jusqu’aux reins.
Louis enchaîna :
— Ah ! Messer Tolomei m’a justement appris que son jeune neveu, que j’avais envoyé avec Bouville pour vous quérir à Naples, se trouve guéri ; il va bientôt reprendre le chemin de Paris ; en chaque lettre il parle à son oncle de vos bontés à son endroit.
Il n’obtint pas de réponse.
« Mais qu’a-t-elle donc ? se demanda-t-il ; elle aurait pu au moins me dire un mot de merci. » Avec toute autre personne que Clémence, il se fût déjà mis en colère ; mais il ne se résignait pas à voir son bonheur si vite terni par une scène de ménage. Il prit sur lui et fit une nouvelle tentative.
— Je crois bien, cette fois, que les affaires d’Artois vont être réglées, dit-il. Les choses se présentent de bonne manière. L’entrevue de Compiègne, à laquelle vous m’avez si doucement accompagné, a eu les résultats que j’attendais et je vais bientôt rendre mon arbitrage. Tout s’apaise, lorsque vous êtes auprès de moi.