— Louis, dit brusquement Clémence, de quelle manière est morte votre première épouse ?
Louis se pencha en avant, comme s’il avait reçu un coup au milieu du corps, et la contempla un moment, stupéfait.
— Marguerite est morte… elle est morte, répondit-il en agitant les mains… d’une fièvre de poitrine qui l’a étouffée, à ce qu’on m’a dit.
— Louis, pouvez-vous jurer devant Dieu…
Il l’interrompit, haussant le ton.
— Que voulez-vous que je jure ? Je n’ai rien à jurer. Où voulez-vous en venir ? Que voulez-vous savoir ? Je vous ai dit ce que je vous ai dit et je vous prie de vous en contenter ; vous n’avez rien à connaître de plus.
Il se mit à parcourir la chambre, les pieds en canard. À l’échancrure de sa robe de nuit, la base de son cou avait rougi ; ses gros yeux luisaient d’un inquiétant scintillement.
— Je ne veux pas, cria-t-il, je ne veux pas que l’on me parle d’elle ! Jamais ! Et vous moins que tout autre. Je vous interdis, Clémence, de jamais rappeler devant moi le nom de Marguerite…
Il fut interrompu par une quinte de toux.
— Pouvez-vous me jurer devant Dieu, répéta Clémence avec détermination, pouvez-vous me jurer que votre volonté ne fut pour rien dans son trépas ?
La colère, chez. Louis, obscurcissait vite le jugement. Au lieu de nier, simplement, et de hausser les épaules comme devant une supposition absurde et offensante, il répliqua :
— Et quand cela serait ? Vous seriez la dernière à avoir le droit de m’en faire reproche. Ce serait plutôt à votre grand-mère qu’il faudrait vous en prendre !
— À ma grand-mère ? murmura Clémence. Quelle part ma grand-mère a-t-elle en ceci ?
Le Hutin sut aussitôt qu’il venait de commettre une sottise, ce qui ne fit qu’accroître sa fureur. Il était trop tard pour revenir en arrière.
— Assurément, c’est la faute de Madame de Hongrie ! Elle exigeait que votre mariage se fît avant l’été. Alors, j’ai souhaité… vous entendez bien, j’ai seulement souhaité… que Marguerite fût morte avant ce temps-là. Et j’ai été entendu, voilà tout. Si je n’avais pas exprimé ce souhait, vous ne seriez pas aujourd’hui reine de France. Ne faites donc point tellement l’innocente et ne venez pas me jeter blâme de ce qui vous arrange si bien et vous a mise plus haut que tout votre parentage.
— Jamais je n’aurais accepté, s’écria Clémence, si j’avais su que ce fût à un tel prix. C’est à cause de ce crime, Louis, que Dieu ne nous donne pas d’enfant !
Louis fit un demi-tour sur lui-même et s’immobilisa, ébahi.
— Oui, de ce crime, et des autres aussi que vous avez commis, continua la reine en se levant du prie-Dieu. Vous avez fait assassiner votre épouse. Vous avez fait pendre messire de Marigny. Vous maintenez en geôle les légistes de votre père. Vous avez fait tourmenter vos propres serviteurs. Vous avez attenté à la vie et à la liberté des créatures de Dieu. Et c’est pourquoi, maintenant, Dieu vous punit en vous empêchant d’engendrer de nouvelles créatures.
Louis, plein de stupeur, la regardait s’avancer. Ainsi, il existait une troisième personne pour ne pas s’émouvoir de ses emportements, briser ses fureurs et prendre le pas sur lui. Son père, Philippe le Bel, l’avait dominé par l’autorité souveraine ; son frère, le comte de Poitiers, le dominait par l’intelligence ; et voici que sa nouvelle épouse le dominait par la foi. Jamais il n’aurait pu imaginer que son justicier se présenterait à lui, dans la chambre nuptiale, et sous les apparences de cette femme si belle, dont les cheveux frémissaient pareils à une blonde comète.
Le visage de Louis se fripa ; il ressembla à un enfant qui va pleurer.
— Et que voulez-vous que je fasse, maintenant ? demanda-t-il d’une voix aiguë. Je ne puis ressusciter les morts. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être roi ! Rien ne s’est fait absolument par mon vouloir, et c’est moi que vous rendez coupable de tout. Que voulez-vous obtenir ? À quoi sert de me reprocher ce qui ne se peut réparer ? Séparez-vous donc de moi, retournez à Naples, si vous ne pouvez plus tolérer ma vue. Et attendez qu’il y ait un pape pour lui demander de défaire notre lien !… Ah ! ce pape ! ce pape ! ajouta-t-il en serrant les poings. Rien de cela ne serait arrivé s’il y avait eu un pape.
Clémence lui posa les mains sur les épaules. Elle était un peu plus grande que lui.
— Je ne saurais songer à me séparer de vous, dit-elle. Je suis votre épouse pour partager en tout votre condition, et vos misères comme vos joies. Ce que je veux, c’est sauver votre âme, et vous inspirer le repentir, sans lequel il n’est point de pardon.
Il la regarda dans les yeux, n’y vit que bonté et grand effort de compassion. Il respira mieux et l’attira contre lui.
— Ma mie, ma mie, vous êtes meilleure que moi, ô combien meilleure ! Je ne pourrais vivre sans vous. Je vous promets de m’amender et de bien regretter le mal que j’ai pu causer.
En même temps, il avait enfoui la tête au creux de l’épaule de Clémence et lui effleurait des lèvres la naissance du cou.
— Ah ! ma mie, continuait-il, que vous êtes bonne, que vous êtes bonne à aimer ! Je serai tel, je vous le promets, je serai tel que vous le voulez. Certes, j’ai des remords, et qui me causent souvent de grandes frayeurs ! Je n’oublie bien qu’entre vos bras. Venez, ma mie, venez que nous nous aimions.
Il cherchait à l’entraîner vers le lit ; mais elle demeurait immobile, et il la sentit se crisper, refuser.
— Non, Louis, non, dit-elle très bas. Il nous faut faire pénitence.
— Mais nous ferons pénitence, ma mie ; nous jeûnerons trois fois la semaine si vous le voulez. Venez, j’ai trop d’impatience de vous !
Elle se dégagea, et, comme il voulait la retenir de force, une couture de la robe de nuit céda. Le bruit de la déchirure effraya Clémence qui, couvrant de la main son épaule dénudée, courut se réfugier derrière son prie-Dieu. Ce mouvement de crainte déclencha chez le Hutin un nouvel accès de colère.
— Mais qu’avez-vous, à la parfin, s’écria-t-il, et que faut-il donc pour vous complaire ?
— Je ne peux plus vous appartenir avant que d’être allée avec vous en pèlerinage. Nous irons à pied ; nous saurons ensuite si Dieu nous pardonne en nous accordant un enfant.
— Le meilleur pèlerinage pour obtenir un enfant, c’est ici qu’il se fait ! dit Louis en désignant le lit.
— Ah ! Ne vous moquez point des choses de la religion, répondit Clémence ; ce n’est pas ainsi que vous pourrez me convaincre.
— Votre religion est bien étrange, qui vous commande de vous refuser à votre époux. Ne vous a-t-on jamais instruite d’un devoir auquel vous ne devez pas vous dérober ?
— Louis, vous ne me comprenez pas !
— Si, je vous comprends ! Je comprends que vous vous refusez à moi. Je comprends que je ne vous plais point, que vous en usez avec moi comme Marguerite…
Il avança, le regard dirigé, sembla-t-il à Clémence, vers la fourchette aux deux longues pointes acérées qui était toujours là, posée sur le rebord du prie-Dieu. Elle avança la main pour se saisir de l’objet avant qu’il ne le fît lui-même. Or, il ne remarqua même pas son geste ; il ne portait attention à rien qu’à la grande panique, au grand désespoir qui le submergeaient.
Louis n’était assuré de ses facultés d’homme qu’auprès d’un corps docile. Un refus lui ôtait tout moyen ; les drames de son premier mariage n’avaient pas eu d’autre origine. Si cette infirmité venait à le reprendre ? Il n’est pire peine que l’incapacité à posséder qui l’on désire le plus. Comment pouvait-il expliquer à Clémence que, pour lui, le châtiment avait précédé le crime ? Il était terrifié à l’idée que l’engrenage du refus, de l’impuissance et de la haine allait se remettre en marche. Il prononça, comme pour lui-même :