— Suis-je donc damné, suis-je donc maudit, de ne pouvoir être aimé de qui j’aime ?
Les paupières closes, et toute tremblante encore, Clémence pensait de son côté : « J’ai donc cru qu’il songeait à me tuer ? »
Cédant à une vague honte autant qu’à la pitié, elle abandonna son prie-Dieu et dit :
— C’est bien ; je veux faire comme il vous plaît.
Elle alla pour éteindre les chandelles.
— Laissez brûler les cierges, dit le Hutin.
— Vraiment, Louis, vous voulez…
— Laissez choir vos vêtements.
Décidée maintenant à toute soumission, elle se dévêtit entièrement, avec le sentiment d’obéir au démon. Si Louis était damné, elle partagerait la damnation. Il entraîna vers le lit ce beau corps aux ombres modelées, sur lequel il avait de nouveau tout pouvoir. Pour remercier Clémence, il lui murmura :
— Je vous promets, ma mie, je vous promets de faire libérer messire de Presles, et tous les légistes de mon père. Au fond, vous voulez toujours les mêmes choses que mon frère Philippe !
Clémence pensa que sa complaisance serait l’occasion de quelque bien et, qu’à défaut de pénitence, des prisonniers seraient libérés.
Or, cette nuit-là, un grand cri s’éleva vers le plafond de la chambre royale. Mariée depuis cinq mois, la reine Clémence venait de découvrir qu’on n’était pas reine seulement pour être malheureuse, et que les portes du mariage pouvaient s’ouvrir sur des éblouissements inconnus.
Elle resta de longues minutes épuisée, haletante, émerveillée, et comme si la mer de son rivage natal l’avait déposée sur quelque plage dorée. Ce fut elle qui chercha l’épaule du roi pour s’y endormir, tandis que Louis, éperdu de reconnaissance pour ce plaisir qu’il venait de dispenser, et se sentant plus roi que le jour de son sacre, connaissait sa première nuit d’insomnie qui ne fût pas traversée par la hantise de la mort.
Mais cette félicité fut, hélas, sans seconde. Dès le lendemain, sans le secours d’aucun confesseur, Clémence associa indissolublement le plaisir au péché. Elle était de nature plus nerveuse qu’il n’y paraissait car, dès lors, l’approche de son époux lui causa d’intolérables douleurs, qu’elle ne parvenait pas toujours à taire, et qui parfois la rendaient incapable d’accepter l’hommage royal, non par volonté, mais par intolérance du corps. Elle s’en attristait sincèrement, s’en excusait, faisait effort, mais en vain, pour assouvir les ardeurs insistantes de Louis.
— Je vous assure, mon doux sire, je vous assure, lui disait-elle, qu’il nous faut aller en pèlerinage, je ne pourrai point avant.
— Eh bien, nous irons, ma mie, nous irons bientôt, et aussi loin qu’il vous plaira, et la corde au cou si vous le voulez ; mais laissez-moi d’abord régler les affaires d’Artois.
VI
L’ARBITRAGE
Deux jours avant la Noël, dans la plus grande salle du manoir de Vincennes, aménagée pour l’occasion en chambre de justice, pairs, seigneurs et légistes, assis sur des bancs couverts de tapis, attendaient le roi.
Une délégation des barons d’Artois, ayant à sa tête Gérard Kiérez et Jean de Fiennes, ainsi que les inséparables Souastre et Caumont, était arrivée du matin. Il semblait que tout fût arrangé. Les émissaires du roi avaient multiplié les démarches entre les adversaires ; le comte de Poitiers avait inspiré des solutions de sagesse et conseillé à sa belle-mère de céder sur plusieurs points afin de ramener la paix dans ses États.
Obéissant aux instructions du roi, à vrai dire assez vagues mais généreuses quant aux intentions : « Je ne veux plus de sang versé ; je ne veux plus de gens injustement maintenus en cachot ; je veux qu’il soit rendu à chacun selon son droit et que la bonne entente et l’amitié règnent partout…». Le chancelier Etienne de Mornay avait rédigé une longue sentence dont le Hutin, lorsqu’on la lui présenta, se sentit infiniment fier, comme s’il en avait dicté personnellement tous les articles.
Dans le même temps, Louis X faisait libérer Raoul de Presles, et six autres conseillers de son père qui croupissaient en prison depuis le mois d’avril. Ce mouvement de mansuétude générale l’avait également amené à gracier, en dépit de l’opposition de Charles de Valois, la femme et le fils d’Enguerrand de Marigny, gardés en geôle jusque-là.
Un tel changement d’attitude surprenait la cour. Le roi n’était-il pas allé jusqu’à recevoir Louis de Marigny, en présence de la reine et de plusieurs dignitaires ? L’embrassant, il lui avait déclaré :
— Mon filleul, le passé est oublié.
Le Hutin employait maintenant cette formule à tout propos, comme s’il voulait se persuader, et persuader aux autres, qu’une nouvelle phase de son règne avait commencé.
Il se sentait particulièrement bonne conscience, ce matin-là, tandis qu’on lui mettait sa couronne et qu’on lui posait sur les épaules le grand manteau orné de fleurs de lis.
Mathieu de Trye lui tendit la main de justice, d’or et aux deux doigts levés.
— Comme elle est pesante ! dit Louis. Elle m’avait parut telle, déjà, le jour du sacre.
— Sire, recevrez-vous d’abord maître Martin, qui vient d’arriver de Paris, ou bien le verrez-vous après le Conseil ? demanda le grand chambellan.
— Maître Martin est là ? s’écria Louis. Je veux le voir céans. Qu’on me laisse avec lui.
Le personnage qui entra était un homme d’une cinquantaine d’années, d’assez forte corpulence, au teint très brun et aux yeux rêveurs. Bien qu’il fût vêtu fort simplement, presque comme un moine, il avait, dans toute sa tournure, dans ses gestes à la fois onctueux et assurés, dans sa façon de replier son manteau au creux du bras et de s’incliner en saluant, quelque chose d’oriental. Maître Martin, en sa jeunesse, avait beaucoup voyagé et poussé jusqu’aux rivages de Chypre, de Constantinople et d’Alexandrie. On n’était pas absolument certain qu’il eût porté toujours ce nom de Martin sous lequel on le connaissait.
— Avez-vous éclairé les questions que je vous ai posées ? lui dit d’emblée le Hutin.
— Je l’ai fait, Sire, je l’ai fait, avec grand honneur d’être consulté par vous.
— Alors, dites-moi le vrai, même s’il doit être mauvais ; je ne crains pas de l’entendre.
Un astrologue tel que maître Martin savait ce qu’il fallait penser de pareil préambule, surtout venant d’un roi.
— Sire, répondit-il, notre science n’est pas absolue, et si les astres ne mentent jamais, notre entendement, lui, peut errer en les observant. Toutefois, je ne vois pas que vos inquiétudes soient fondées, et rien ne paraît empêcher que vous ayez une descendance. Le ciel de votre naissance vous est plutôt favorable en cela, et les astres y sont disposés de bonne façon pour la paternité. En effet, Jupiter s’y montre à la pointe du Cancer, ce qui est signe de fécondité, et ce Jupiter de votre naissance, de plus, forme trigone d’amitié avec la Lune et la planète Mercure. Vous ne devez donc pas renoncer à l’espérance d’engendrer, loin de là. En revanche, l’opposition que la Lune fait à Mars n’annonce point à l’enfant une vie exempte de difficultés ; il faudra l’entourer, dès ses premiers jours, de soins bien vigilants et de serviteurs fidèles.