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Maître Martin s’était acquis une belle notoriété en annonçant longtemps à l’avance, encore qu’à mots fort couverts, la mort de Philippe le Bel comme devant coïncider avec l’éclipse de novembre 1314. Il avait écrit : « Un puissant monarque d’Occident…», se gardant bien de préciser. Louis X tenait depuis lors maître Martin en grande estime.

— Votre avis m’est précieux, maître Martin, et vos paroles me confortent. Avez-vous pu discerner les moments les plus favorables à concevoir les héritiers que je souhaite ?

Toujours maître Martin s’exprimait avec lenteur, pour se donner le temps de trouver à ses réponses le tour le plus encourageant.

— Ne parlons que du premier, Sire, car pour les autres je ne pourrais me prononcer avec assez d’assurance… Il me manque l’heure de naissance de la reine, qu’elle ne sait point et que personne n’a pu me fournir ; mais je ne pense pas commettre une grande erreur en vous disant qu’avant l’entrée du soleil dans le Sagittaire, un enfant vous sera né, ce qui placerait le temps de la conception environ la mi-février.

— Il convient donc de me hâter d’accomplir à Saint-Jean d’Amiens le pèlerinage que la reine souhaite tant. Et quand pensez-vous, maître Martin, que je doive reprendre ma guerre contre les Flamands ?

— Je crois qu’il vous faut suivre en cela, Sire, les inspirations de votre sagesse. Avez-vous fait le choix d’une date ?

— Je compte réunir l’ost avant l’août prochain.

Le regard rêveur de maître Martin resta un instant en suspens sur le roi, sur sa couronne, sur la main de justice qui semblait l’embarrasser et qu’il portait sur l’épaule comme un jardinier sa bêche.

— Avant le mois d’août, il y aura juin à franchir… murmura l’astrologue. Puis, plus haut :

— À l’août prochain, Sire, il se peut que les Flamands aient cessé de vous inquiéter.

— Je le crois volontiers, s’écria le Hutin ; car je leur ai inspiré grand-peur l’été passé, et ils viendront sans doute à merci sans bataille, avant la saison des chevauchées.

C’est une étrange impression que de regarder un homme avec la quasi-certitude qu’avant six mois il sera mort, et de l’entendre faire des projets pour un avenir qu’il ne verra probablement pas. « À moins qu’il ne dure jusqu’à novembre…» se disait Martin. Car, en dehors de la redoutable échéance de juin, l’astrologue avait décelé un second aspect funeste, une méchante direction de Saturne à vingt-sept ans et quarante-quatre jours de la naissance de Louis. « Deux conjonctions de fatalité, à six mois d’intervalle. Si vraiment il engendre, la seconde se rencontrerait alors avec la naissance de l’enfant… De toute manière, ce ne sont pas choses à dire. »

Pourtant, avant de partir, la paume garnie d’une bourse que le roi venait de lui tendre, maître Martin se sentit tenu d’ajouter :

— Sire, un mot encore pour la sauvegarde de votre santé Défiez-vous des venins, surtout au déclin du printemps.

— Faut-il m’abstenir des mousserons, giroles et morilles ? demanda Louis. J’en suis friand, mais il est vrai qu’ils m’ont causé parfois des dérangements d’entrailles.

Puis soudain soucieux :

— Venin… Entendez-vous les morsures de vipère ?

— Non, Sire, je parle bien des nourritures de bouche.

— Ah bien… Je vous sais gré du conseil, maître Martin.

Aussitôt, tandis qu’il se dirigeait vers la Chambre de justice, Louis prescrivit à son grand chambellan qu’on redoublât de surveillance aux cuisines, qu’on s’assurât de n’employer que des denrées de provenance connue, et qu’on fit éprouver tous les mets deux fois au lieu d’une avant de les lui servir.

Puis il entra dans la grand-salle où l’assistance s’était levée et attendait qu’il fût installé sous le dais.

Bien assis, les pans de son manteau ramenés sur les genoux, et la main de justice un peu inclinée dans la saignée du bras, Louis se sentit pareil, un instant, au Seigneur du ciel sur les vitraux d’églises. À sa droite et à sa gauche, ses barons bellement vêtus inclinaient la tête dévotement. Il y avait quand même des moments de satisfaction dans le métier de roi, et Louis faisait durer son plaisir.

« Voila, pensait-il, je vais rendre ma sentence et chacun va s’y conformer, et je vais rétablir la paix et la bonne harmonie parmi mes sujets. »

Devant lui se tenaient les deux partis entre lesquels il allait rendre arbitrage. D’un côté, la comtesse Mahaut, dépassant de la tête et de la couronne ses conseillers groupés autour d’elle. De l’autre, la délégation des « alliés » d’Artois. Il y avait chez ces derniers un certain manque d’unité dans l’apparence, car chacun avait mis ses meilleurs vêtements qui n’étaient pas toujours à la dernière mode. Ces petits seigneurs sentaient leur province, Souastre et Caumont s’étaient affublés comme pour paraître en tournoi, et semblaient un peu embarrassés de leurs heaumes qu’ils portaient à la main, devant la poitrine.

Les grands barons désignés pour assister le roi avaient été sagement choisis en nombre égal parmi les amis des deux camps. Charles de Valois et son fils Philippe, Charles de la Marche, Louis de Clermont, Beraud de Mercœur, et surtout Robert d’Artois lui-même, constituaient le soutien des alliés. On savait que de l’autre part Philippe de Poitiers, Louis d’Évreux, Henri de Sully, les comtes de Boulogne, de Savoie, de Forez, et messire Miles de Noyers donnaient appui à Mahaut.

— In nomme patris et filis.

Les assistants se regardèrent, surpris. C’était la première fois que le roi ouvrait séance par une prière, et appelait sur ces décisions les lumières divines.

— On nous l’a changé, souffla Robert d’Artois à Philippe de Valois, le voilà maintenant qui se prend pour évêque en chaire.

— Mes bien chers frères, mes bien chers oncles, mes bons cousins, mes bien-aimés vassaux, nous avons le désir très grand, et le devoir, par commission de Dieu, de maintenir la paix en notre royaume et de condamner la division entre nos sujets.

Louis, qui souvent bredouillait en public, s’exprimait cette fois d’une parole lente, mais claire : vraiment, il se sentait inspiré, et l’on se demandait, à l’écouter ce jour-là, si son véritable destin n’eût pas été de faire un bon vicaire en un modeste bailliage.

Il se tourna d’abord vers la comtesse Mahaut, et la pria de suivre ses conseils. Mahaut répondit :

— Sire, je ne désire rien tant que la concorde et souhaite pouvoir en tout vous complaire.

Le roi adressa ensuite aux alliés la même recommandation.

— Sire, répondit Gérard Kiérez, nous n’avons d’autre vouloir que l’apaisement, et nous montrer vos fidèles vassaux.

Louis regarda autour de lui ses oncles, frères et cousins. « Voyez, semblait-il dire, comme j’ai bien su arranger toutes choses. »

Puis l’assemblée s’assit, et le chancelier Étienne de Mornay lut la sentence d’arbitrage qui débutait par une déclaration d’intention.

Le passé, selon la formule chère au roi, était oublié, et les haines, offenses et rancunes pardonnées de part et d’autre. La comtesse Mahaut reconnaissait ses obligations envers ses sujets, elle s’engageait à maintenir bonne paix au pays d’Artois, à n’exercer aucunes représailles sur les alliés ni chercher aucune occasion de leur causer mal ou nuisance. Elle scellerait, comme le roi l’avait fait, les coutumes en usage au temps de Saint Louis et qui seraient prouvées devant elle par gens dignes de foi, chevaliers, clercs, bourgeois, avocats.

Louis X écoutait à peine. Ayant dicté la première phrase, il estimait avoir tout fait. Le détail des dispositions juridiques, dont il avait laissé la rédaction à Mornay, ne l’intéressait guère. Sa pensée dérivait ailleurs. Il était en train de compter sur ses doigts « Février, mars, avril, mai ainsi ce serait donc vers novembre qu’il me naîtrait un héritier …»