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— Eh ! Maître marinier, est-ce ainsi qu’on secoue la princesse promise au roi mon maître ? Votre nef est mal chargée, pour que nous roulions autant, et vous ne savez point naviguer ! Si vous ne vous hâtez de faire mieux, je vous traduirai à l’arrivée devant les prud’hommes du roi de France, et vous irez apprendre la mer sur un banc de galère…

Mais cette colère était vite tombée. L’ancien grand chambellan avait soudain vomi sur les tapis d’Orient, imité en cela d’ailleurs par la presque totalité de l’escorte. La face blême, et trempé d’embruns des cheveux jusqu’aux chausses, le gros homme, prêt à rendre son âme chaque fois qu’une nouvelle vague soulevait le navire, gémissait entre deux hoquets qu’il ne reverrait jamais sa famille et qu’il n’avait point assez péché dans sa vie pour souffrir autant.

Guccio, en revanche, se montrait d’une étonnante vaillance. La tête claire, le pied agile, il avait pris soin de faire mieux arrimer ses coffres, particulièrement celui aux écus ; dans les instants de relative accalmie, il courait quérir un peu d’eau pour la princesse, ou bien répandait autour d’elle des essences, afin de lui dissimuler la puanteur qu’exhalaient les indispositions de ses compagnons de voyage.

Il est une sorte d’hommes, de jeunes hommes surtout, qui se conduisent instinctivement de manière à justifier ce qu’on attend d’eux. Les regarde-t-on d’un œil méprisant ? Il y a toutes chances qu’ils se comportent de façon méprisable. Sentent-ils au contraire l’estime et la confiance ? Ils se surpassent et, bien que crevant de peur autant que quiconque, agissent en héros. Guccio Baglioni était de cette race-là. Parce que Donna Clemenza avait une manière de traiter les gens, pauvres ou riches, grands seigneurs ou manants, qui donnait de l’honneur à chacun, parce qu’elle témoignait, en plus, une spéciale courtoisie à ce jeune homme qui avait été un peu le messager de son bonheur, Guccio, auprès d’elle, se sentait devenir chevalier et se comportait plus fièrement qu’aucun des gentilshommes.

Toscan et donc capable, pour briller aux yeux d’une femme, de toutes les prouesses, il n’en demeurait pas moins banquier dans l’âme et le sang, et il jouait sur le destin comme on joue sur les changes.

« Le péril est l’occasion parfaite de devenir l’intime des grands, se disait-il. Si nous devons tous affonder et périr, ce n’est point de s’écrouler en lamentations, comme le fait le cher Bouville, qui changera notre sort. Mais, si nous en réchappons, alors j’aurai conquis l’estime de la reine de France. » Pouvoir penser de la sorte, en un pareil moment, était déjà le signe d’un beau courage. Mais Guccio, cet été là, se sentait invincible ; il aimait et se savait aimé.

Il assurait donc la princesse, contre toute évidence, que le temps était en train de se lever, affirmait que le bateau était solide au moment qu’il craquait le plus fort, et racontait pour comparaison la tempête qu’il avait essuyée l’an précédent, en traversant la Manche, et dont il était sorti indemne.

— J’allais porter à la reine Isabelle un message de Monseigneur d’Artois…

La princesse Clémence, elle aussi, se conduisait de façon exemplaire. Réfugiée dans le paradis, grande chambre aménagée pour les hôtes royaux dans le château d’arrière, elle exhortait au calme ses dames suivantes qui, pareilles à un troupeau de brebis apeurées, bêlaient et se cognaient aux parois à chaque coup de mer. Clémence n’eut pas un mot de regret lorsqu’on lui annonça que ses coffres à robes et à bijoux étaient passés par-dessus bord.

— J’aurais bien donné le double, dit-elle seulement, pour que nos braves mariniers n’eussent point été assommés par le mât.

Elle était moins effrayée de la tempête que frappée par le signe qu’elle y voyait.

« Voilà ; ce mariage était trop beau pour moi, pensait-elle ; j’en ai conçu trop de joie et j’ai péché par orgueil ; Dieu va me naufrager parce que je ne méritais pas d’être reine. »

Le cinquième matin de cette affreuse traversée, la princesse, alors que le navire se trouvait dans un creux de vent mais sans que la mer semblât vouloir s’apaiser pour autant, aperçut le gros Bouville, pieds nus, en simple cotte et tout échevelé, qui se tenait à genoux, les bras en croix, sur le pont du vaisseau.

— Que faites-vous donc là, messire ? lui cria-t-elle.

— Je fais comme Monseigneur Saint Louis, Madame, lorsqu’il faillit être noyé devant Chypre. Il promit de porter une nef de cinq marcs d’argent[4] à saint Nicolas de Varengeville, si Dieu voulait le ramener en France. C’est messire de Joinville qui me l’a conté.

— Je promets d’en offrir autant à saint Jean-Baptiste, dont notre nef porte le nom, dit alors Clémence. Et si nous réchappons, et que Dieu m’accorde la grâce d’avoir un fils, je fais vœu d’appeler ce fils Jean.

— Mais nos rois ne se nomment jamais Jean, Madame.

— Dieu en décidera.

Elle s’agenouilla aussitôt et se mit en prières.

Vers l’heure de midi, la violence de la mer commença de décroître, et chacun reprit espoir. Puis le soleil déchira les nuages ; la terre était en vue. Le capitaine reconnut avec joie les côtes de Provence, et, plus précisément, à mesure qu’on approchait, les calanques de Cassis. Il n’était pas médiocrement fier d’avoir maintenu son navire en direction.

— Vous allez nous faire aborder au plus vite à cette côte, je pense, maître marinier, dit Bouville.

— C’est à Marseille que je dois vous conduire, messire, répondit le capitaine, et nous n’en sommes guère éloignés. De toute façon, je n’ai plus assez d’ancres pour mouiller auprès de ces rochers.

Un peu avant le soir, le San Giovanni, mû par ses rames, se présenta devant le port de Marseille. Une embarcation fut mise à la mer pour prévenir les autorités communales et faire abaisser la chaîne qui fermait l’entrée du port, entre la tour de Malbert et le fort Saint-Nicolas. Aussitôt, gouverneur, échevins et prud’hommes accoururent, ployés sous un fort mistral, pour recevoir la nièce de leur suzerain car Marseille était alors possession des Angevins de Naples.

Sur le quai, les ouvriers des salines, les pêcheurs, les fabricants de rames et d’agrès, les calfats, les changeurs de monnaie, les marchands du quartier de la Juiverie, les commis des banques génoises et siennoises, contemplaient, stupéfaits, ce gros vaisseau sans voiles, démâté, rompu, dont les matelots dansaient et s’embrassaient sur le pont en criant au miracle.

Les chevaliers napolitains et les dames d’escorte tâchaient à mettre de l’ordre dans leur toilette.

Le comte de Bouville, qui avait maigri de plusieurs livres et flottait dans ses vêtements, proclamait à la ronde l’efficacité de son vœu et semblait considérer que chacun devait la vie à sa pieuse initiative.

— Messire Hugues, lui dit Guccio avec une pointe de malice, il n’est pas de tempête, à ce que j’ai ouï dire, où quelqu’un ne prononce un vœu semblable au vôtre. Comment expliquez-vous, alors, que tant de navires viennent quand même à couler ?

— C’est qu’il se trouve sans doute à leur bord quelque mécréant de votre espèce, répliqua en souriant l’ancien chambellan.

Guccio fut le premier à sauter à terre. Il s’envola de l’échelle, léger, pour prouver sa vaillance. Et aussitôt, on l’entendit hurler. Après plusieurs jours passés sur un plancher mouvant, il s’était mal reçu au sol ; le pied lui avait glissé sur la pierre visqueuse, et il était tombé à l’eau. Il s’en fallut de peu qu’il ne fût broyé entre le quai et la coque du bateau. L’eau devint rouge en un instant autour de lui ; dans sa chute, il s’était déchiré à un crochet de fer. On le repêcha à demi évanoui, sanglant, et la hanche ouverte jusqu’à l’os. Il fut aussitôt transporté à l’hôtel-Dieu.

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Le marc était une mesure de poids équivalente à 8 onces, soit une demi livre, c’est-à-dire approximativement 244 grammes.