« Si l’on se plaint de la comtesse, lisait Étienne de Mornay, le roi fera examiner par des enquêteurs si la plainte est fondée et, dans ce cas, si la comtesse refuse justice, le roi la contraindra D’autre part, la comtesse devra, pour les amendes qu’elle réclame, en déclarer le montant pour chaque délit. La comtesse devra rendre aux seigneurs les terres qu’elle détient sans jugement…»
Mahaut commençait à s’agiter ; mais les quatre frères d’Hirson, autour d’elle, le chancelier, le trésorier, le panetier, le bailli, la calmèrent.
— Il n’a jamais été question de ceci à l’entrevue de Compiègne ! disait Mahaut. C’est un mauvais ajout.
— Il vaut mieux perdre un peu que tout perdre, lui souffla Denis.
Le souvenir de la promenade qu’il avait faite, enchaîné, le jour de la décapitation du sergent Cornillot, l’incitait au compromis.
Mahaut retroussa ses manches et continua d’écouter, contenant sa colère.
La lecture durait depuis près d’un quart d’heure quand un frémissement d’intérêt passa sur la salle ; Mornay abordait le passage relatif à Thierry d’Hirson. Tous les regards se tournèrent vers le chancelier de Mahaut et vers ses frères.
— «… En ce qui concerne maître Thierry d’Hirson dont les alliés ont réclamé qu’il fût mis en jugement, le roi décide que les accusations devront être portées devant l’évêque de Thérouanne, dont maître Thierry dépend ; mais il ne pourra aller en Artois présenter sa défense pour ce que ledit maître Thierry est moult haï au pays. Ses frères, sœurs et neveux n’y pourront point aller non plus tant que le jugement n’aura pas été rendu par l’évêque de Thérouanne et certifié par le roi…»
Dès ce moment, les d’Hirson abandonnèrent l’attitude conciliante qu’ils avaient observée jusque-là.
— Voyez votre neveu, Madame, voyez comme il triomphe ! dit Pierre, le bailli d’Arras.
Robert d’Artois, en effet, échangeait des sourires avec ses cousins Valois.
— Tout n’est pas dit, mes amis, tout n’est pas dit ! murmura Mahaut, les mâchoires serrées. Vous ai-je jamais abandonné, Thierry ?
Quand la lecture de la sentence d’arbitrage fut terminée, l’évêque de Soissons, qui avait participé aux négociations, s’avança. Il tenait un Évangile qu’il alla présenter aux alliés ; ceux-ci se levèrent tous ensemble et tendirent la main droite, tandis que Gérard Kiérez, en leur nom, jurait qu’ils respecteraient scrupuleusement l’arbitrage du roi. Puis l’évêque se dirigea vers Mahaut.
La pensée de Louis X, dans ce moment-là, voyageait sur les routes. « Pour ce pèlerinage d’Amiens, nous le ferons à pied, pendant les dernières lieues. Quant au reste, nous irons en char. Il nous faudra de bonnes bottes fourrées… Et puis j’emmènerai mes queux et mes sauciers, puisque je dois me défier des venins… Espérons que Clémence sera délivrée de ces douleurs qui la gênent pour l’amour…» Il rêvait, tout en contemplant les doigts d’or de la main de justice, quand soudain il entendit Mahaut prononcer d’une voix forte :
— Je refuse de jurer ; je ne scellerai point cette méchante sentence !
Un grand silence tomba sur l’assemblée. L’audace de ce refus, lancé à la face du souverain, effrayait. On se demandait quelle sanction terrible allait tomber de la bouche royale.
— Que se passe-t-il ? dit Louis en se penchant vers son chancelier. Pourquoi refuse-t-elle ? Cet arbitrage pourtant me semblait bien rendu.
Il regardait les assistants, l’air absent et plus surpris que contrarié. Robert d’Artois alors se leva et lança de sa voix de bataille :
— Sire mon cousin, allez-vous accepter qu’on vous brave et qu’on vous soufflette au visage ? Nous, vos parents et vos conseillers, ne le supporterons point. Voyez le gré qu’on vous a d’user de mansuétude ! Vous savez que, pour ma part, j’étais opposé à toute amiable convention avec Madame Mahaut, dont j’ai honte qu’elle soit de mon sang ; car toute bienveillance qu’on lui accorde ne l’encourage qu’à plus de vilenie. Me croira-t-on enfin, Messeigneurs, continua-t-il en prenant à témoin l’assemblée, me croira-t-on quand je dis, quand j’affirme, et depuis tant d’années, que j’ai été frustré, trahi, volé par ce monstre femelle qui n’a respect ni pour le pouvoir du roi ni pour le pouvoir de Dieu ! Mais faut-il s’en étonner de la part d’une femme qui n’a point obéi aux volontés de son père mourant, s’est approprié le bien qui ne lui revenait pas, et a profité de mon enfance pour me dépouiller ?
Mahaut, debout, les bras croisés, regardait son neveu avec colère et mépris tandis qu’à deux pas d’elle l’évêque de Soissons hésitait à déposer le lourd Évangile.
— Savez-vous pourquoi, Sire, poursuivit Robert, Madame Mahaut refuse aujourd’hui votre arbitrage qu’elle acceptait hier ? Parce que vous y avez ajouté sentence contre Thierry d’Hirson, contre cette âme vendue et damnée, contre ce maître coquin dont je voudrais qu’on le déchaussât pour voir s’il n’a pas le pied fourchu ! C’est lui qui pour le compte de Madame Mahaut a si bien travaillé et travesti les écrits qu’il m’a fait perdre mon hoirie. Le secret de leurs mauvaises actions les a liés si honteusement que la comtesse Mahaut a dû pourvoir de bénéfices tous les frères et parents de Thierry, lesquels rançonnent le malheureux peuple d’Artois, si prospère autrefois, si misérable à présent qu’il n’a plus de recours que dans la révolte.
Les alliés écoutaient, le visage comme ensoleillé, et l’on sentait qu’ils étaient sur le point d’acclamer Robert. Celui-ci, dans le même mouvement d’emphase, ajouta :
— Si vous avez le front, si vous avez l’audace, Sire, de léser maître Thierry, de lui ôter la moindre parcelle de ses larcins, de menacer le petit ongle du petit doigt du plus petit de ses neveux, voici Madame Mahaut toutes griffes dehors, et prête à cracher au visage de Dieu. Car les vœux qu’elle a prononcés au baptême et l’hommage qu’elle vous fit, genou en terre, ne pèsent rien auprès de son allégeance envers maître Thierry, son véritable suzerain !
Mahaut n’avait pas bougé.
— Le mensonge et la calomnie, Robert, coulent comme salive de ta bouche, dit-elle. Prends garde de ne jamais te mordre la langue, tu pourrais en mourir.
— Taisez-vous, Madame ! s’écria brusquement le Hutin. Taisez-vous ! Vous m’avez trompé ! Je vous fais défense de retourner en Artois avant d’avoir scellé la sentence qui vient de vous être signifiée, et qui est une bonne sentence, chacun me l’a dit. Jusque-là vous vous tiendrez en votre hôtel de Paris ou votre château de Conflans, mais nulle part ailleurs. C’est assez pour ce jour, ma justice est rendue.
Il fut pris d’une violente quinte de toux, qui le ploya en deux sur son trône.
« Qu’il crève ! » dit Mahaut entre ses dents.
Le comte de Poitiers n’avait pas prononcé une parole. Il balançait une jambe et se caressait pensivement le menton.
TROISIÈME PARTIE
LE TEMPS DE LA COMÈTE
I
LE NOUVEAU MAÎTRE DE NEAUPHLE
Le second jeudi après l’Épiphanie, qui était jour de marché, il y avait grande agitation à la banque lombarde de Neauphle-le-Château. On nettoyait la maison de fond en comble ; le peintre du village couvrait d’un enduit neuf l’épaisse porte d’entrée ; on astiquait les coffres-forts dont les traverses de fer brillaient mieux que l’argent ; on passait le balai entre les poutres pour enlever les toiles d’araignées ; on chaulait les murs, on cirait les comptoirs ; et les commis, cherchant les registres épars, les balances, les échiquiers à calcul, avaient peine à garder leur calme devant la clientèle.