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Une jeune fille d’environ dix-sept ans, haute de taille, belle de traits, les joues colorées par le froid, franchit le seuil et s’arrêta, surprise par ce remue-ménage. Au manteau de camelin beige dont elle était emmitouflée, au fermail qui retenait son col, et à tout son maintien, on reconnaissait une fille de noblesse. Les villageois ôtèrent leur bonnet.

— Ah ! Damoiselle Marie ! s’écria Ricardo, le premier commis. Soyez la bienvenue ! Entrez, et venez vous chauffer. Votre corbeillon est prêt, comme chaque semaine ; mais, dans tout ce mouvement, je l’ai fait serrer à part.

Il fit passer la jeune fille dans une pièce voisine, qui servait de salle commune aux employés de la banque et où brûlait un grand feu. Il sortit d’un placard une corbeille d’osier, couverte d’une toile.

— Noix, huile, lard frais, épices, farine de froment, pois secs, et trois grosses saucisses, dit-il. Tant que nous aurons à manger, vous en aurez aussi. Ce sont les ordres de messire Guccio. Et j’inscris tout à son compte, comme de coutume… L’hiver commence à se faire long et je serais surpris qu’il ne se finît pas par une disette, ainsi que l’an passé. Mais cette année, nous serons mieux pourvus.

Marie de Cressay prit le corbeillon.

— Point de lettre ? demanda-t-elle.

Le premier commis secoua la tête avec une feinte tristesse.

— Eh non ! Belle damoiselle, pas de lettre cette fois.

Il sourit du désappointement de la jeune fille, et ajouta :

— Non, pas de lettre, mais une bonne nouvelle.

— Il est guéri ? s’écria Marie.

— Et pour qui croyez-vous que nous fassions tous ces apprêts, en plein cœur de janvier, alors qu’on ne repeint jamais avant l’avril venu ?

— Ricardo ! Est-ce donc vrai ? Votre maître arrive ?

— Eh, si, par la Madone ! Il arrive ; il est à Paris et nous a fait annoncer qu’il serait ici demain.

— Que je suis heureuse ! Que je suis heureuse de le revoir !

Puis, se reprenant, comme si l’explosion de sa joie eût manqué de pudeur, Marie ajouta :

— Toute ma famille va être heureuse de le revoir.

— Il a demandé qu’on lui aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie, je voudrais votre avis sur ce que nous lui avons préparé, et que vous me disiez si vous le trouvez à votre goût.

Il la conduisit à l’étage, et ouvrit la porte d’une chambre de bonnes dimensions, mais basse de plafond, où les solives venaient d’être cirées. Elle était garnie de quelques meubles de chêne assez grossiers, d’un lit étroit, mais couvert d’un beau brocart d’Italie, de quelques objets d’étain et d’un chandelier. Marie fit des yeux le tour de la pièce.

— Tout ceci paraît fort bien, dit-elle. Mais j’espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir.

Ricardo sourit à nouveau.

— Je le crois aussi, répondit-il. Tout le monde, ici, je vous assure, s’intrigue bien de cette arrivée de messire Guccio et de la nouvelle qu’il veut résider parmi nous. Depuis hier, les gens ne cessent d’entrer et de nous déranger pour un rien, à croire que personne d’autre dans le bourg ne peut leur compter le change des douze deniers d’un sol. Tout cela pour s’ébaudir des travaux et s’en faire répéter la raison. Il faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis qu’il a réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun avait à se plaindre. On va lui réserver grand accueil, et je le vois tout juste devenir le vrai maître de Neauphle… après vos frères, bien sûr, ajouta-t-il en reconduisant la jeune fille qu’il fit sortir par la porte du jardin.

Jamais le chemin qui séparait le bourg de Neauphle du manoir de Cressay n’avait paru plus court à Marie. « Il arrive… il arrive… il arrive…, se répétait-elle comme une chanson, en sautant d’une ornière à l’autre. Il arrive, il m’aime, et bientôt nous serons mariés. Il va être le vrai maître de Neauphle. » La corbeille de vivres était légère à son bras.

Dans la cour de Cressay, elle rencontra son frère Pierre qui sortait des écuries.

— Il arrive ! lui cria-t-elle.

— Qui arrive ?

C’était la première fois depuis des mois que Pierre de Cressay voyait sa sœur manifester une vraie joie.

— Guccio arrive !

— Ah ! La bonne nouvelle ! dit le garçon. C’est un gentil compagnon et j’aurai plaisir à le revoir.

— Il vient demeurer à Neauphle, dont son oncle lui donne le comptoir. Et surtout…

Elle s’arrêta ; mais incapable de taire son secret plus longtemps, elle attira le visage mal rasé de son frère, l’embrassa, et ajouta :

— Il va demander ma main.

— Ah bah ! fit Pierre. Et d’où te vient cette idée ?

— Ce n’est pas une idée, je le sais… je le sais… je le sais.

Attiré par le bruit, Jean de Cressay, leur aîné, sortit à son tour de l’écurie où il était en train de panser lui-même son cheval. Il tenait un bouchon de paille à la main.

— Jean, il paraît qu’un beau-frère nous arrive de Paris, dit le cadet.

— Un beau-frère ? Le beau-frère de qui ?

— Notre sœur s’est trouvé un époux.

— Eh bien ! Voilà une bonne chose, répondit Jean.

Il entrait dans le jeu de la bonne humeur et croyait à une farce de gamine.

Pierre de Cressay était blond, comme sa sœur ; Jean avait le poil châtain et portait barbe, une barbe touffue, mal entretenue.

— Et comment se nomme, reprit Jean, ce puissant baron qui convoite de s’unir à nos tours en ruine et à notre belle fortune de dettes ? J’espère au moins, ma sœur, qu’il est riche, car nous en avons grand besoin.

— Certes, il l’est, répondit Marie. C’est Guccio Baglioni.

Au regard que lui lança son frère aîné, elle eut la certitude immédiate qu’elle courait à un drame. Elle eut froid tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner.

Jean de Cressay feignit encore quelques secondes de prendre l’affaire en plaisanterie, mais le ton de sa voix était changé. Il désirait savoir quelle raison incitait sa sœur à parler de la sorte. Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les limites de l’honnêteté ? Lui avait-il écrit à l’insu de la famille ?

À chaque question, Marie répondait par une dénégation vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se faisait plus insistant. Pierre se sentait mal à l’aise. « J’aurais été mieux avisé de me taire », se disait-il.

Ils entrèrent tous trois dans la grand-salle du manoir où leur mère, dame Eliabel, filait la laine auprès de la cheminée. La châtelaine avait repris son embonpoint naturel grâce aux victuailles que chaque semaine, depuis la disette de l’hiver précédent, Guccio leur procurait.

— Regagne ta chambre, dit Jean de Cressay à sa sœur.

Comme aîné, il avait autorité de chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et qu’on eut entendu, à mi-étage, la porte se fermer, Jean mit sa mère au courant de ce qu’il venait d’apprendre.

— En es-tu sûr, mon garçon ? Est-ce possible ? s’écria dame Eliabel. À qui donc poindrait la sotte idée qu’une fille de notre sang, dont les pères ont la chevalerie depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard ? Je suis certaine que ce jeune Guccio, qui est plaisamment tourné d’ailleurs, et montre de gentilles manières, n’y a jamais songé.