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— Je ne sais pas s’il y a songé, ma mère, répondit Jean, mais je sais que Marie, elle, y songe.

Les fortes joues de dame Eliabel se colorèrent.

— Cette enfant se monte la cervelle ! Si ce jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter, et s’il nous a témoigné si grande amitié, c’est qu’il porte, je crois bien, plus d’intérêt à votre mère qu’à votre sœur. Oh ! sans déshonnêteté aucune ! se hâta d’ajouter dame Eliabel, et jamais un mot qui pût offenser n’a passé ses lèvres. Mais ce sont tout de même choses qu’on devine lorsqu’on est femme, et j’ai bien compris qu’il m’admirait…

Ce disant, elle se redressait sur son siège et gonflait le corsage.

— Je n’en suis pas aussi assuré que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay. Rappelez-vous qu’à son dernier passage, nous avons laissé Guccio seul, à plusieurs reprises avec notre sœur, alors qu’elle semblait si malade ; et c’est depuis ce moment qu’elle a recouvré la santé.

— Peut-être parce que depuis ce moment elle a commencé de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre.

— Oui, mais vous noterez que c’est toujours par Marie, depuis lors, que nous avons des nouvelles de Guccio. Son voyage en Italie, son accident de jambe… C’est toujours Marie que Ricardo informe, et jamais nul autre d’entre nous. Et cette grande insistance qu’elle met à aller chercher elle-même les vivres au comptoir ! Je pense qu’il y a là-dessous quelque machination sur laquelle nous n’avons pas assez ouvert les yeux.

Dame Eliabel abandonna sa quenouille, chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se levant, dit d’un ton outragé :

— En vérité, ce serait grande vilenie de la part de ce jouvenceau que d’avoir fait usage de sa fortune mal acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter notre alliance par des dons de bouche ou de vêtements, alors que l’honneur d’être notre ami devrait largement suffire à le payer.

Pierre de Cressay était seul dans la famille à posséder un sens à peu près juste des réalités. Il était simple, loyal, et sans préjugés. Les déclarations qu’il entendait, tissues de mauvaise foi, de jalousie et de vaines prétentions, l’irritèrent.

— Vous semblez oublier l’un et l’autre, dit-il, que l’oncle de Guccio a toujours sur nous une créance de trois cents livres qu’on nous fait la grâce de ne pas nous réclamer, non plus que les intérêts qui ne cessent de s’allonger. Et si nous n’avons pas été saisis, terres et murs, par le prévôt Portefruit, c’est bien à Guccio que nous le devons. Rappelez-vous aussi qu’il nous a évité de mourir de famine en nous fournissant des victuailles que nous n’avons jamais payées. Avant de l’écarter, songez un peu si vous pouvez vous acquitter. Guccio est riche et le sera plus encore avec les années. Il est fort protégé, et si le roi de France l’a trouvé d’assez bonne apparence pour le joindre à l’ambassade qui allait à Naples chercher la nouvelle reine, je ne vois pas que nous ayons tant à faire les difficiles.

Jean haussa les épaules.

— C’est encore Marie qui nous a conté cela, dit-il. Il y est allé comme marchand, pour faire son négoce.

— Et même si le roi l’a envoyé à Naples, cela ne veut pas dire qu’il lui donnerait sa fille ! s’écria dame Eliabel.

— Ma pauvre mère… répliqua Pierre ; Marie n’est pas la fille du roi de France, que je sache ! Elle est fort belle, certes…

— Je ne vendrai pas ma sœur pour argent, cria Jean de Cressay.

Ses yeux brillaient au milieu d’un poil hirsute.

— Tu ne la vendrais pas, non, répondit Pierre ; mais tu t’accommoderais pour elle d’un barbon, sans t’offenser qu’il fût riche, à condition qu’il traînât éperons à ses talons goutteux. Si elle aime Guccio, tu ne la vends pas !… La noblesse ? Bah ! Nous sommes assez de deux garçons pour la maintenir. Je me dois de vous dire que je ne verrais pas ce mariage d’un si mauvais regard.

— Et tu ne verrais point non plus d’un mauvais regard ta sœur installée à Neauphle, dans notre fief, derrière un comptoir de banque, à peser le billon et à trafiquer de l’épice ? Tu déraisonnes, Pierre, et je me demande d’où peut te venir si peu de respect de ce que nous sommes, dit dame Eliabel. En tout cas, je ne consentirai jamais à une telle mésalliance, et ton frère non plus ; n’est-il pas vrai, Jean ?

— Certes, ma mère, et c’est déjà trop que d’en débattre. Je prie Pierre de n’en plus jamais parler.

— C’est bon, c’est bon, tu es l’aîné ; agis comme tu l’entends, dit Pierre.

— Un Lombard ! Un Lombard ! reprit dame Eliabel. Ce jeune Guccio arrive, me dites-vous ? Laissez-moi faire, mes fils. La créance et les obligations que nous lui avons nous empêchent de lui fermer notre porte. Soit, nous allons bien le recevoir ; mais s’il est fourbe, je le serai aussi, et je me charge de lui ôter l’envie de venir à nouveau, si c’est pour le motif que nous craignons !

II

LA RÉCEPTION DE DAME ELIABEL

Le lendemain, dès l’aube, il semblait que la fièvre qui agitait le comptoir de Neauphle eût gagné le manoir de Cressay. Dame Eliabel bousculait sa servante et six serfs du domaine avaient été requis en corvée pour la journée. On lavait les dalles à grande eau, on dressait la table, on entassait les bûches de part et d’autre de la cheminée ; l’écurie était garnie de paille fraîche, la cour balayée ; dans la cuisine, un marcassin et un mouton entiers tournaient déjà sur leur broche ; les pâtés cuisaient au four ; et le bruit se répandait dans le hameau que les Cressay attendaient un envoyé du roi.

L’air était froid, léger, traversé d’un pâle soleil de janvier qui égayait les branchages nus et posait dans les flaques des chemins quelques gouttes de lumière.

Guccio arriva en fin de matinée, couvert d’un manteau doublé de fourrure, coiffé d’un large chaperon de drap vert dont la crête lui retombait sur l’épaule, et monté sur un beau cheval bai, bien nourri et finement harnaché. Il était accompagné d’un valet, et sentait d’une lieue l’homme riche.

Il trouva la châtelaine et ses deux fils en vêtements de fête. L’accueil qu’on lui fit, l’empressement des serviteurs, les embrassades de dame Eliabel, l’apprêt du couvert et de la maison, lui parurent signes d’excellent augure. Marie, d’évidence, avait parlé à sa famille. On savait pourquoi il venait, et on le traitait déjà comme le fiancé. Pierre de Cressay, toutefois, montrait un peu de gêne.

— Mes bons amis, s’écria Guccio, que j’ai donc de joie à vous revoir ! Mais il ne fallait pas vous mettre tellement en frais. Traitez-moi tout juste comme si j’étais de votre famille.

Le mot déplut à Jean, qui échangea un regard avec sa mère.

Guccio avait un peu changé d’aspect. De son accident, il lui restait une légère raideur dans la jambe droite qui n’était pas sans donner quelque élégance hautaine à sa démarche. Les semaines d’immobilité sur un lit d’hôpital avaient favorisé une dernière poussée de croissance. Ses traits s’étaient accusés ; son visage offrait une expression plus sérieuse, mûrie. L’adolescence chez lui s’effaçait pour lui laisser prendre son apparence d’homme.

Sans avoir rien perdu de son assurance d’antan, bien au contraire, il se donnait moins de mal pour en imposer à autrui. Il parlait avec moins d’accent et un peu plus de lenteur, mais toujours avec autant de gestes.

Regardant les murs autour de lui comme si déjà il en était le maître, il demanda aux frères Cressay s’ils avaient l’intention d’effectuer quelques réparations sur leur manoir.