— J’ai vu en Italie, dit-il, certains plafonds à peinture qui seraient ici du meilleur effet. Et votre salle d’étuve, ne comptez-vous pas la rebâtir ? On en fait aujourd’hui de petites qui ont beaucoup de commodité et, à mon avis, ceci est indispensable aux soins du corps, pour les gens de qualité.
Il fallait comprendre, en sous-entendu : « Je suis prêt à payer tout cela, car c’est ainsi que j’aime à vivre. » Guccio avait également des idées sur le mobilier, sur les tapisseries à suspendre aux murailles pour les égayer. Il commençait à fort agacer Jean de Cressay, et Pierre lui-même estimait que c’était aller un peu vite en besogne que de parler, au débotté, de refaire déjà toute la maison.
Guccio devisait ainsi, de choses et d’autres, depuis une demi-heure, et Marie n’était toujours pas apparue. « Peut-être, pensa-t-il, dois-je d’abord me déclarer…»
— Aurai-je le plaisir de voir mademoiselle Marie ; nous fait-elle compagnie pour dîner ?
— Certes, certes ; elle s’apprête, elle descendra tout à l’heure, répondit dame Eliabel. Vous allez la trouver bien différente ; elle est tout à son nouveau bonheur.
Guccio se leva, le cœur battant.
— Vraiment ? s’écria-t-il. Oh ! Dame Eliabel, quelle joie vous me causez !
— Oui, et nous aussi, nous sommes bien joyeux de pouvoir nous louer de cette bonne nouvelle avec un ami tel que vous. Notre chère Marie est fiancée…
Elle marqua un temps.
— … elle est fiancée à l’un de nos parents, le sire de Saint-Venant, un gentilhomme d’Artois de fort vieille noblesse qui s’est épris d’elle, et dont elle est éprise.
Guccio demeura un instant comme dans le brouillard, incapable de parler, tripotant machinalement le reliquaire d’or que lui avait donné la reine Clémence et qui brillait sur son justaucorps de deux couleurs, à la dernière mode italienne. Il entendit Jean de Cressay ouvrir la porte et appeler sa sœur.
Faisant effort pour se reprendre, Guccio dit, d’une voix qui lui sembla celle d’un autre :
— Et quand les noces auront-elles lieu ?
— Aux premiers jours de l’été, répondit dame Eliabel.
— Mais c’est tout juste comme si c’était fait, précisa Jean de Cressay, car les paroles sont échangées.
Celle à qui Guccio dédiait ses pensées depuis tant de mois, dont il avait si souvent parlé à Clémence de Hongrie, à Bouville, à Tolomei, et qui avait été dans l’éloignement et la maladie le centre de ses rêves, entra, raide, distante, mais les yeux rouges. Elle souhaita du bout des lèvres la bienvenue à Guccio. Il se contraignit à la féliciter, et elle mit autant de dignité qu’elle put à recevoir ses compliments. Elle était tout près d’éclater en sanglots, mais réussit à se dominer, si bien que Guccio prit pour une froideur réelle ce qui n’était chez Marie que la crainte de se trahir et d’encourir les châtiments dont on l’avait menacée.
Le repas, trop copieux, fut pénible. Dame Eliabel, se délectant de sa propre perfidie, jouait la gaieté, obligeait son hôte à reprendre de chaque plat et ordonnait aux serviteurs de lui porter un nouveau quartier de mouton ou de marcassin sur sa tranche de pain.
— Avez-vous perdu l’appétit en vos longs voyages ? s’écriait-elle. Allons, allons, messire Guccio, il faut se bien nourrir à votre âge. N’est-ce point de votre goût ?… Servez-vous mieux de ce pâté !
Pas une fois Guccio ne put rencontrer le regard de Marie.
« Elle ne paraît pas trop fière d’avoir renié la foi qu’elle m’avait jurée, pensait-il. N’ai-je donc échappé à la mort que pour recevoir pareil affront ! Ah ! Mes craintes n’étaient pas vaines, quand je désespérais à l’hôtel-Dieu de Marseille. Et ces absurdes lettres que je lui ai envoyées ! Mais pourquoi m’avoir fait répondre par Ricardo qu’elle demeurait dans les mêmes pensées, et qu’elle se languissait de m’attendre… alors qu’elle s’engageait ailleurs ? Cela est traîtrise et je ne le pardonnerai jamais. Ah ! Le mauvais dîner que voilà ! Jamais je n’en ai goûté de pire. »
La recherche d’une vengeance est parfois un dérivatif au chagrin. « Je pourrais, bien sûr, pensait Guccio, exiger immédiatement le remboursement de la créance, et peut-être cela les mettrait-il en telle difficulté qu’il leur faudrait renoncer aux noces. » Mais le procédé lui parut d’une inadmissible bassesse. Avec des bourgeois, il en aurait peut-être usé ainsi ; avec des gentilshommes qui prétendaient l’écraser de leur noblesse, il cherchait une réponse de gentilhomme. Il voulait leur prouver qu’il était plus grand seigneur que tous les Cressay et tous les Saint-Venant de la terre.
Ce souci l’occupa pendant la fin du repas. Comme on disposait les desserts, il détacha soudain son reliquaire et le tendit à la jeune fille en disant :
— Voici, belle Marie, le cadeau qu’il me plaît de vous offrir pour vos noces. C’est la reine Clémence… oui, c’est la reine de France qui me l’a elle-même attaché au col pour les services que je lui ai portés et l’amitié dont elle m’honore. Une relique de saint Jean-Baptiste y est enfermée. Je ne pensais pas vouloir jamais m’en séparer ; mais il semble qu’on puisse se défaire sans peine de ce qu’on tenait pour le bien le plus cher… Que ceci donc vous protège, ainsi que les enfants que je vous souhaite d’avoir avec votre gentilhomme d’Artois.
Il n’avait trouvé que cette manière à la fois de témoigner son mépris et de prouver aux Cressay qu’ils avaient fait fi, en sa personne, d’un beau parti. C’était payer cher l’occasion d’une phrase. Décidément, envers ces gens qui n’avaient pas trois deniers vaillants, les grands mouvements d’âme de Guccio se soldaient toujours par un geste coûteux. Venu pour prendre, il s’en allait immanquablement en ayant donné.
Marie eut grand-peine à ne pas fondre en larmes. Ses mains tremblaient lorsqu’elle approcha le reliquaire de ses lèvres. Mais Guccio s’était déjà détourné.
Prétextant sa blessure récente et la fatigue du voyage, il prit congé sur-le-champ, appela son valet, passa son manteau fourré, sauta en selle et sortit de la cour de Cressay avec la certitude qu’il n’y remettrait plus les pieds.
— À présent, il nous faudrait tout de même écrire au cousin de Saint-Venant, dit dame Eliabel à ses fils lorsque Guccio eut passé le portail.
Rentré au comptoir de Neauphle, Guccio ne desserra pas les dents de la soirée. Il se fit présenter les livres et feignit de s’absorber dans l’examen des comptes. Le commis Ricardo comprit bien que les affaires de son jeune maître avaient rencontré quelque traverse ; mais il jugea prudent de s’abstenir d’aucune question.
Guccio passa une nuit sans sommeil dans l’appartement qu’on lui avait préparé avec tant de soin pour un long séjour Maintenant, il regrettait son reliquaire, il regrettait sa décision de se fixer à Neauphle, il regrettait ses lettres, il regrettait tout. « Elle ne méritait pas tant ; je ne suis qu’un sot… Et l’oncle Spinello, comment va-t-il prendre mon retour ? se demandait-il en s’agitant entre les draps rugueux. Car je ne demeurerai pas ici un jour de plus, après une telle humiliation… Je n’en ferai jamais d’autres et le sort, vraiment, m’est contraire. Je pouvais revenir dans l’escorte de la reine et obtenir une charge dans sa maison, je manque le quai pour avoir voulu sauter trop vite, et me voilà en hospice pendant six mois Au lieu de rentrer à Paris et d’y travailler à ma fortune, je me précipite en ce bourg perdu, afin d’épouser une fille de campagne dont je me monte la tête depuis bientôt deux ans, comme s’il n’était d’autre femme à travers le monde !… et je la trouve engagée à un niais de sa race. Beau travail ! »
Au matin, épuisé de regrets, de rancune et d’insomnie, il fit boucler son bagage et seller son cheval. Il avalait un bol de soupe, avant de partir, lorsque la servante qu’il avait vue la veille à Cressay se présenta au comptoir et demanda à lui parler sans témoin. Elle était chargée d’un message : Marie, qui avait réussi à s’échapper pour une heure, attendait Guccio à mi-chemin entre Neauphle et Cressay, au bord de la Mauldre, « à l’endroit que vous savez bien », ajouta-t-elle.