Guccio comprit qu’il s’agissait du clos de pommiers, au bord de la rivière, où Marie et lui avaient échangé leur premier baiser.
— Dites à madame Marie que c’est de sa part un soin inutile, car, pour la mienne, je ne souhaite plus la rencontrer.
— Madame Marie fait peine à voir, dit la servante. Je vous jure, messire, que vous devriez aller la retrouver ; si l’on vous a offensé, cela ne vient point d’elle.
Sans daigner répondre, il se mit en selle en s’engagea sur la route. « Le quai de Marseille… le quai de Marseille… Que cela me serve de leçon, se disait-il. Assez de sottises. Dieu sait ce qui m’attend encore si je la revois ! Qu’elle mange donc ses larmes toute seule, s’il lui vient l’envie de pleurer ! »
Il parcourut ainsi deux cents toises en direction de Paris ; puis brusquement, devant son valet stupéfait, il fit volter son cheval, le mit au galop et coupa à travers champs.
En quelques minutes, il fut au bord de la Mauldre ; il aperçut le clos et, sous les pommiers, Marie qui l’attendait.
III
RUE DES LOMBARDS
Lorsque Guccio, en fin de journée, entra dans la cour de la banque Tolomei, rue des Lombards, son cheval était couvert d’écume.
Guccio lança les rênes au valet, traversa la longue salle des comptoirs, déserte à cette heure, et grimpa, aussi vite que le lui permettait sa hanche raide, l’escalier qui menait au cabinet de son oncle.
Il ouvrit la porte ; la lumière était masquée par le dos de Robert d’Artois. Celui-ci se retourna.
— Ah ! C’est la Providence qui vous envoie, ami Guccio, s’écria-t-il en ouvrant les bras. Je demandais justement à votre oncle un messager diligent et sûr pour courir sur-le-champ en Artois joindre messire de Fiennes. Mais il vous faudra être prudent, mon jouvenceau, ajouta-t-il comme si l’acceptation de Guccio ne pouvait faire de doute ; car mes bons amis d’Hirson ne ménagent pas leur peine, et ils ont lâché leurs chiens sur tout ce qui vient de chez moi.
— Monseigneur, répondit Guccio encore essoufflé, Monseigneur, j’ai manqué vomir mon âme sur la mer, l’autre année, pour aller vous servir en Angleterre ; je viens de passer six mois couché pour m’être rendu à Naples au service du roi, et toutes ces courses n’ont guère fait pour ma félicité. Vous permettrez que, cette fois, je ne vous obéisse point, car j’ai mes propres affaires qui ne souffrent plus de délai.
— Je vous paierai si bien que vous ne le regretterez pas.
— Pour mille livres, Monseigneur, je n’irai point ! s’écria Guccio. Et surtout pas en Artois.
Robert se tourna vers Tolomei qui se tenait en retrait, les mains croisées sur le ventre.
— Dites-moi, ami banquier, avez-vous jamais entendu chose pareille ? Pour qu’un Lombard refuse mille livres, que je ne lui ai pas offertes au demeurant, il faut qu’il ait de sérieux motifs. Votre neveu ne serait-il point payé par maître Thierry… que Dieu l’étrangle, celui-là, et avec ses propres tripes, s’il est possible !
Tolomei se mit à rire.
— Ne craignez rien, Monseigneur ; je soupçonne mon neveu d’être plutôt requis ces jours-ci par une intrigue d’amour avec une dame de noblesse…
— Ah ! S’il y a service de dame, dit d’Artois, je n’y peux rien, et lui pardonne son refus. Mais cela ne m’avance guère.
— J’ai ce qu’il vous faut, ne vous mettez pas en peine, répondit Tolomei ; un excellent messager, qui vous servira d’autant plus discrètement qu’il ne vous connaît pas. Et puis… une robe de moine se fait peu remarquer par les chemins.
— Un moine ?
Et Robert d’Artois fit la moue.
— … italien, ajouta le banquier.
— Ah ! C’est déjà mieux… Car voyez-vous, Tolomei, je veux réussir un grand coup. Puisque, sauf à enfreindre les ordres du roi, ma tante Mahaut ne peut présentement s’éloigner de Paris, je me propose de faire investir par mes alliés son château d’Hesdin, ou plutôt mon château d’Hesdin. Je me suis acquis… oui, avec votre or, vous alliez le dire !… je me suis acquis la conscience de deux sergents de cette bonne comtesse, deux coquins comme tous ceux qu’elle emploie, vendables au plus offrant, et qui laisseront mes amis pénétrer dans la place. Si je ne peux jouir de ce qui m’appartient, au moins j’escompte un solide pillage dont je vous chargerai de vendre le butin.
— Eh là, Monseigneur, vous me mêlez à une belle affaire !
— Bah ! Pendu pour pendu, autant que ce soit pour quelque chose ! Puisque vous êtes banquier, vous êtes voleur, et le recel n’est point pour vous effrayer ; je ne détourne jamais les gens de leur état.
Depuis l’arbitrage, il était de la meilleure humeur du monde. Il remit au banquier le message qu’il voulait faire parvenir en Artois.
— Au sire de Fiennes, n’est-ce pas, et à nul autre. Souastre et Caumont sont trop surveillés… Adieu, ami, je vous aime bien.
Il se leva, agrafa le fermail d’or de son manteau ; puis, plaquant les mains aux épaules de Guccio :
— Amusez-vous, mon gentillet, amusez-vous avec les dames de haut lignage ; c’est de votre âge. Quand vous aurez pris quelques années, vous saurez qu’elles sont aussi catins que les autres, et que les plaisirs dont elles se font marchandes, on les a pour dix sols au bordeau.
Il sortit, et l’on entendit pendant plusieurs secondes son grand rire résonner dans l’escalier.
— Alors, mon neveu, à quand la noce ? demanda Tolomei. Je ne t’attendais pas si vite.
— Mon oncle, mon oncle, il faut que vous m’aidiez ! s’écria Guccio. Savez-vous que ces gens sont des monstres, qu’ils ont interdit à Marie de me revoir, que leur cousin du Nord est vieux et difforme, et qu’elle va sûrement en mourir !
— Quels gens ? Quel cousin ? demanda Tolomei. J’ai l’impression, mon garçon, que tes affaires n’ont pas avancé comme tu l’espérais. Conte-moi donc cela, en y mettant un peu d’ordre.
Guccio fit alors à son oncle le récit de sa visite à Neauphle. Avec un sens tout latin de la tragédie, il ne manqua pas de noircir le tableau. La jeune fille était séquestrée ; elle avait risqué la mort, courant à travers les champs, pour supplier Guccio de la sauver. La famille Cressay voulait la marier de force à un lointain parent, personnage chargé de toutes les disgrâces corporelles et morales.
— Un vieillard de quarante-cinq ans ! s’écria Guccio.
— Jeune vieillard… murmura Tolomei.
— Mais Marie n’aime que moi, elle me l’a dit et redit. Et je sais bien qu’elle mourra si on la contraint d’en épouser un autre. Mon oncle, il faut m’aider.
— Mais de quelle manière veux-tu que je t’aide, mon ami ?
— Il faut m’aider à enlever Marie. Je l’emmènerai en Italie, nous séjournerons là-bas…
Spinello Tolomei, un œil clos, l’autre ouvert, observait son neveu d’un air mi-inquiet, mi-amusé.
— Je t’avais averti, mon garçon ; je pensais bien que cela ne serait pas si facile, et que tu avais tort d’aller t’enticher d’une fille de noblesse. Ces gens-là n’ont pas leur chemise à eux ; ils nous doivent jusqu’au lit dans lequel ils dorment, mais ils nous crachent au nez si nos garçons veulent y coucher. Oublie cette aventure, crois-moi. Lorsqu’on nous fait insulte, c’est généralement que nous avons tendu la tête pour la recevoir. Choisis donc quelque belle fille de nos familles, fortement pourvue de l’or de nos banques, qui te donnera d’aussi beaux enfants, et dont le char éclaboussera les pieds crottés de ta jouvencelle de campagne.