Guccio eut une soudaine inspiration.
— Saint-Venant, n’est-ce pas le nom d’un des alliés d’Artois ? s’écria-t-il. Si j’allais porter le message de Monseigneur Robert, et puis trouver ce Saint-Venant, le provoquer et le tuer ?
Il avait déjà la main sur la dague.
— Bonne chose, dit Tolomei, et qui ne fera pas de bruit. Et puis les Cressay choisiront pour ta belle un autre parti, en Bretagne ou en Poitou, et il faudra que tu ailles le tuer aussi. Tu te prépares du travail !
— J’épouserai Marie ou personne, mon oncle, et je ne laisserai personne l’épouser.
Tolomei éleva les mains au-dessus de la tête.
— La voilà bien la jeunesse ! Dans quinze ans, de toute façon, ta femme sera laide ; et tu te demanderas, en la regardant, si ce visage fripé, ce gros ventre, ces mamelles pendantes valaient vraiment la peine que tu t’es donnée.
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Et puis, je ne pense pas à quinze ans en avant, mais au jour où je suis, et je sais que rien au monde ne peut me remplacer Marie. Elle m’aime.
— Elle t’aime, dis-tu ? Alors, mon garçon, si elle t’aime si fort, le mariage n’est pas un état indispensable pour être heureux à deux. L’évêque de Paris te tiendrait évidemment un autre langage ; mais moi je t’invite à te réjouir de ce qu’on veuille donner à cette beauté un mari goitreux, difforme et qui perd ses dents, selon le portrait que tu m’en fais sans l’avoir vu… Rien ne peut mieux te favoriser.
— Ah ! Mon oncle, vous ne connaissez pas Marie, sa pureté, ni la force de sa religion. Elle ne sera à moi que par mariage, et jamais elle n’appartiendra qu’à celui auquel elle se sera unie devant Dieu… Pour ce qui me regarde, je n’accepterais pas de la partager… Si c’est ainsi, je l’enlèverai sans ton aide, dussions-nous courir les routes comme des gueux et mourir de froid en passant les montagnes. Mais d’abord, je vais aller trouver la reine Clémence ; elle me connaît, et me tient en amitié…
Tolomei frappa légèrement la table du bout des doigts. Son œil ordinairement clos s’était brusquement ouvert.
— Maintenant, tu vas te taire, dit-il sans presque hausser le ton. Tu n’iras trouver personne, et surtout pas la reine, car nos affaires ne vont pas si fort depuis qu’elle est là que nous ayons besoin d’attirer l’attention sur nous par un scandale. La reine est toute bonté, toute charité, toute pitié, oui, je sais ! En attendant, depuis qu’elle a pris empire sur l’esprit du roi, nous, les Lombards, on nous taille jusqu’au sang. C’est avec notre bien que le Trésor fait l’aumône ! On nous reproche de prêter avec usure ; on nous charge de tous les péchés du royaume. Monseigneur de Valois nous défend peu et nous déçoit beaucoup… La reine Clémence te dispensera de douces paroles et force bénédictions ; mais je connais des gens à la cour qui se complairaient à te faire appliquer le châtiment réservé aux séducteurs de demoiselles nobles, ne serait-ce que pour retourner le grief contre moi, capitaine général des Lombards. Le vent ne souffle plus du même côté ; au vrai, on ne sait plus de quel côté il souffle. Les amis d’Enguerrand de Marigny, qui ne m’avait guère en grâce, ont été libérés et forment parti autour du comte de Poitiers…
Mais Guccio n’entendait rien ; il se moquait, pour le présent, des taxes, des ordonnances, et des dispositions du pouvoir. La perspective même de la prison et d’un procès ne l’effrayait pas. Il s’obstinait dans son projet ; sans l’appui de personne, il enlèverait Marie.
— Mais, pauvre disgracié, dit Tolomei en se touchant le front, vous ne ferez pas dix lieues sans être arrêtés. Ta donzelle sera mise au couvent ; quant à toi… Tu veux l’épouser ? Bon ! Je vais tenter de t’en fournir le moyen, puisqu’il semble que ce soit la seule façon de te guérir…
Et sa paupière gauche retomba.
— Folie pour folie, puisque fou il y a, ce sera toujours moins grave que de te laisser agir seul, ajouta-t-il. Mais pourquoi doit-on servir les sottises de sa famille !
Il agita une clochette ; un commis se présenta.
— Va au couvent des frères augustins, lui dit Tolomei, me quérir fra Vicenzo qui est arrivé l’autre matin de Pérouse…
IV
LE MARIAGE DE MINUIT
Deux jours plus tard, Guccio reprenait la route de Neauphle en compagnie du moine italien qui devait délivrer le message de Monseigneur Robert aux alliés d’Artois. Largement défrayé, fra Vicenzo avait volontiers consenti ce détour afin de rendre à Tolomei deux services au lieu d’un.
Ce religieux itinérant, employé par son ordre à courir les chemins entre la France et l’Italie, n’en était pas à sa première intrigue. Et le banquier, améliorant un peu la vérité, avait su présenter les ennuis de son neveu sous un jour assez pathétique. Guccio ayant séduit une jeune fille, et commis avec elle les fautes de la chair, Tolomei ne voulait pas que ces deux enfants vécussent plus longtemps dans l’état de péché. Mais il faudrait procéder discrètement, pour ne pas éveiller les soupçons de la famille…
Guccio et son moine se présentèrent à la nuit venue au manoir de Cressay. Dame Eliabel et ses enfants étaient prêts à se mettre au lit.
Le jeune Lombard leur demanda l’hospitalité, prétextant qu’il n’avait pas les clefs de son logis de Neauphle, que ses commis étaient à Montfort et qu’il lui fallait abriter cet homme d’Église venu lui porter des nouvelles de Toscane. Comme Guccio avait dormi au manoir à plusieurs reprises, et sur l’insistance des Cressay eux-mêmes, sa démarche ne parut pas autrement surprenante ; la famille s’efforça de lui faire bon accueil.
— Fra Vicenzo et moi logerons dans la même chambre, dit Guccio.
Fra Vicenzo montrait un visage rond qui inspirait confiance tout autant que son habit ; en outre, il ne parlait qu’italien, ce qui le dispensait de répondre à aucune question.
Durant le frugal souper offert aux voyageurs, nulle allusion ne fut faite au prétendu engagement de Marie à un lointain cousin ; chacun semblait souhaiter éviter le sujet.
Marie n’osait pas regarder Guccio, mais le jeune homme profita de ce qu’elle passait près de lui pour lui souffler :
— Cette nuit, ne vous endormez pas, et soyez prête à sortir.
Au moment de se séparer, fra Vicenzo adressa à Guccio une phrase incompréhensible pour les Cressay, ou il était question de chiave et de capella.
— Fra Vicenzo demande, traduisit Guccio, si vous pouvez lui confier la clé de la chapelle, car il doit repartir fort tôt, et voudrait dire sa messe auparavant.
— Ne désire-t-il pas, répondit la châtelaine, que l’un de mes fils l’aide à dire son office ?
Guccio se récria. Fra Vicenzo se lèverait vraiment très tôt, avant la pointe du jour, et insistait pour que personne ne se dérangeât. Mais lui, Guccio, se ferait un devoir et un bonheur de l’assister.
Dame Eliabel remit donc au moine une chandelle, la clé de la chapelle et celle du tabernacle, puis on se sépara.
— Ce Guccio, je crois décidément que nous l’avons mal jugé, il est bien respectueux des choses de la religion, dit Pierre de Cressay à son frère en se dirigeant vers leur appartement, dans l’aile gauche de la maison.
Dame Eliabel occupait la chambre seigneuriale, au rez-de-chaussée. Marie logeait à mi-étage de la tour carrée par laquelle on accédait aux pièces réservées pour les hôtes.