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Une fois enfermés dans celle qui leur avait été apprêtée, fra Vicenzo invita Guccio à se confesser. Et soudain Guccio s’émerveilla des étranges agencements du destin qui l’amenaient, lui, petit Siennois né dans un des plus riches palais de sa ville, à se trouver là, agenouillé sur un plancher disjoint, au milieu de la campagne d’Ile-de-France et se préparant l’âme devant un môme pérugin qu’il connaissait à peine, pour épouser nuitamment, au risque de sa vie s’il était découvert, une fille de pauvre chevalier. Seuls les battements précipités de son cœur lui rappelaient que c’était bien à lui, au Guccio de tous les jours, que telle chose arrivait.

Vers minuit, alors que tout le manoir était plongé dans le silence, Guccio et le moine sortirent à pas de loup de leur chambre. Le jeune homme alla gratter doucement à la porte de Marie, la jeune fille parut aussitôt. Sans un mot, Guccio lui prit la main, ils descendirent tous trois l’escalier à vis et gagnèrent l’extérieur par les cuisines.

— Voyez, Marie, murmura Guccio, il y a des étoiles. Le frère va nous unir.

Marie ne témoignait ni surprise ni réticence. Trois jours plus tôt, dans le verger de pommiers, Guccio lui avait promis de revenir promptement, et il était revenu de l’épouser, et il allait le faire. Peu importaient les circonstances, elle lui était entièrement, totalement soumise.

Un chien grogna, puis, ayant reconnu Marie, se tut. La nuit était glacée, mais ni Guccio ni Marie ne sentaient le froid.

Ils entrèrent dans la chapelle. Fra Vicenzo alluma le cierge à la lampe minuscule qui brûlait au-dessus de l’autel. Bien que nul ne pût les entendre, ils continuaient à parler à voix basse. Le moine demanda si la fiancée s’était confessée. Elle répondit qu’elle l’avait fait l’avant-veille, et fra Vicenzo lui donna l’absolution pour les péchés qu’elle aurait pu commettre depuis.

Quelques minutes plus tard, par l’échange de deux « oui » étouffés, le neveu du capitaine général des Lombards de Paris et la demoiselle de Cressay étaient unis devant Dieu, sinon devant les hommes.

— J’aurais voulu vous offrir de plus somptueuses noces, murmura Guccio.

— Pour moi, mon doux aimé, il n’en peut être de plus belles, répondit Marie, puisque c’est à vous qu’elles me lient.

Ils revinrent sans difficulté dans la maison, remontèrent l’escalier. Arrivés à mi-étage, fra Vicenzo prit Guccio par les épaules et le poussa doucement dans la chambre de Marie.

Depuis près de deux ans, Marie aimait Guccio. Depuis près de deux ans, elle ne pensait qu’à lui et ne vivait que de l’espoir de lui appartenir. Maintenant que sa conscience était en paix et que l’effroi de la damnation était écarté, rien ne l’obligeait plus à contenir sa passion.

La souffrance des filles, à l’instant de leurs noces charnelles, vient plus souvent de la peur que de la nature. Marie avait le goût de l’amour avant que de l’avoir connu, elle s’y abandonna avec franchise, avec éblouissement Guccio, pour sa part, bien qu’il n’eût que dix-neuf ans, possédait assez d’expérience pour éviter les hâtes maladroites. Il fit de Marie, cette nuit-là, une femme heureuse, et comme, en amour, on ne reçoit qu’à la mesure de ce qu’on donne, il fut lui-même comblé.

Vers quatre heures, le moine vint les réveiller, et Guccio regagna sa chambre Puis fra Vicenzo descendit avec quelque bruit, passa par la chapelle, alla sortir sa mule de l’écurie et disparut dans la nuit.

Aux premières lueurs de l’aurore, dame Eliabel entrouvrit la porte de la chambre des voyageurs et jeta un coup d’œil à l’intérieur Guccio dormait d’un bon sommeil au souffle régulier, ses cheveux noirs bouclaient sur l’oreiller, son visage avait une expression de paix et d’enfance.

« Ah le joli cavalier que voila » pensa dame Eliabel en soupirant.

V

LA COMÈTE

Dans ce même temps de la fin janvier où Guccio Baglioni épousait secrètement Marie de Cressay, la cour de France, pour accomplir le vœu de la reine Clémence, effectuait le pèlerinage d’Amiens.

Après avoir franchi, les pieds dans la boue, la dernière partie du chemin, et traversé la ville en chantant des psaumes, les pèlerins royaux parcoururent à genoux la nef de la cathédrale, pour parvenir au bout d’une lente et pénible reptation devant la tête présumée de saint Jean-Baptiste, exposée dans une chapelle latérale.

La relique provenait d’un nommé Wallon de Sartou, croisé en 1202, qui s’était fait en Terre sainte chercheur de pieuses dépouilles et avait rapporté dans ses bagages trois pièces inestimables : le chef de saint Christophe, celui de saint Georges, et une partie de celui de saint Jean.

Entourée d’innombrables cierges et de milliers d’ex-voto accumulés pendant un siècle, la relique d’Amiens n’était constituée que des os du visage, enchâssés dans un reliquaire de vermeil dont le haut, en forme de calotte, remplaçait le crâne manquant. Cette face de squelette, toute noire sous sa couronne de saphirs et d’émeraudes, semblait rire, et était proprement terrifiante. On y distinguait, au-dessus de l’orbite gauche, un trou qui, selon la tradition, était la marque du coup de stylet porté par Hérodiade lorsqu’on lui avait présenté la tête du précurseur. Le tout reposait sur un plat d’or.

Clémence, apparemment insensible au froid de la chapelle, s’abîma en dévotions, et Louis X lui-même, touché par la ferveur, parvint à demeurer immobile durant toute la cérémonie, l’esprit évoluant en des régions qu’il n’avait pas coutume d’atteindre.

Les heureux résultats de ce pèlerinage ne tardèrent pas à se manifester. Vers la mi-mars, la reine présenta des symptômes qui lui permirent d’espérer que la bienfaisante intercession du saint avait exaucé ses prières.

Néanmoins, physiciens et sages-femmes n’osaient encore se prononcer, et demandaient un plein mois avant d’émettre une certitude.

Pendant cette attente, le mysticisme de la reine gagna son époux, lequel se mit à gouverner tout juste comme s’il aspirait à la canonisation.

Il est généralement mauvais de détourner les gens de leur nature. Mieux vaut laisser un méchant à sa méchanceté que de le transformer en mouton ; la bonté n’étant pas son affaire, il en usera de façon déplorable.

Le Hutin, imaginant qu’il obtiendrait de la sorte la rémission de ses propres péchés, graciait et amnistiait sans discernement, tout ému de vider les prisons ; si bien que le crime florissait à Paris où se commettaient plus de rapines, d’agressions et de meurtres qu’on n’en avait vu depuis quarante ans. Le guet était sur les dents. Parce qu’on avait repoussé les filles follieuses dans les limites exactes de leur quartier tel qu’assigné par Saint Louis, la prostitution se développait dans les tavernes et surtout dans les étuves, à ce point qu’un honnête homme ne pouvait plus aller prendre son bain d’eau chaude sans être exposé à des tentations de chair qui s’offraient sans voile.

Clémence avait suggéré à Louis de restituer aux héritiers Marigny les biens de l’ancien recteur du royaume, au moins pour la part à elle-même attribuée.

— Ah ! cela, ma mie, je ne puis le faire, avait répondu le Hutin, et je ne saurais me déjuger à ce point ; le roi ne peut avoir tort. Mais je vous promets, dès que l’état du Trésor le permettra, de constituer à Louis de Marigny une pension qui le remboursera largement.

Cependant les Lombards, dont on avait réduit les privilèges, maniaient moins aisément les clés de leurs coffres lorsqu’il s’agissait des besoins de la cour. Et les anciens légistes de Philippe le Bel, Raoul de Presles en tête, formaient un groupe d’opposition autour du comte de Poitiers ; le connétable Gaucher de Châtillon s’était franchement déclaré de ce côté.