En Artois, la situation ne s’améliorait nullement. En dépit de démarches multipliées, la comtesse Mahaut demeurait irréductible et refusait de signer l’arbitrage. Elle se plaignait de ce que les barons aient machiné une opération pour investir son château d’Hesdin. La trahison de deux sergents, qui devaient livrer la place aux alliés, avait été découverte à temps ; et maintenant deux squelettes pendaient, pour l’exemple, aux créneaux d’Hesdin. Néanmoins la comtesse, obligée de se plier à l’interdiction, n’était pas retournée en Artois depuis la Noël, non plus qu’aucun membre de la famille d’Hirson. Aussi la confusion était-elle grande dans tout le pays autour d’Arras, chacun se réclamant du pouvoir qui lui plaisait ; et les bonnes paroles n’avaient pas plus d’effet sur les barons que du lait coulant sur leur cuirasse.
— Point de sang, mon doux seigneur, point de sang ! suppliait Clémence. Amenez par la prière vos peuples à raison.
Cela n’empêchait pas qu’on s’étripât ferme sur les routes du Nord.
Peut-être le Hutin eût-il mis plus d’énergie à résoudre l’affaire si, dans le même moment, environ le temps de Pâques, toute son attention n’avait été requise par la situation de Paris.
Le pluvieux été de 1315, l’été de l’ost boueux, s’était révélé doublement funeste, le roi ayant enlisé son armée et le peuple vu les récoltes pourrir sur pied. Toutefois, instruits par l’expérience de l’année précédente, les gens de campagne, si démunis qu’ils fussent, n’avaient pas vendu le peu de blé moissonné. La famine se déplaça donc des provinces vers la capitale où le froment croissait en prix à mesure que les habitants maigrissaient.
— Mon Dieu, mon Dieu, qu’on les nourrisse, disait la reine Clémence en voyant les hordes faméliques qui se traînaient jusqu’à Vincennes pour mendier pitance.
Il vint tant de pauvres qu’on dut faire défendre l’accès du château par la troupe. Clémence conseilla de grandes processions du clergé à travers les rues, et imposa à toute la cour, après Pâques, le même jeûne que pendant le carême. Monseigneur de Valois s’y plia complaisamment ; mais il trafiquait des céréales de son comté. Robert d’Artois, chaque fois qu’il lui fallait se rendre à Vincennes, avalait au préalable le repas de quatre hommes, en répétant l’une de ses maximes favorites : « Vivons bien, nous mourrons gras. » Après quoi, à la table de la reine, il pouvait faire figure de pénitent.
Au milieu de ce mauvais printemps, une comète passa dans le ciel de Paris, où elle resta visible trois nuits durant. Rien n’arrête l’imagination du malheur. Le peuple voulut reconnaître là l’annonce de grandes calamités, comme si celles qu’il subissait ne suffisaient pas. La panique s’empara de la foule et des émeutes éclatèrent en plusieurs points, sans qu’on sût au juste contre qui elles étaient dirigées.
Le chancelier engagea vivement le roi à rentrer en ville, ne fût-ce que pour quelques jours, afin de se montrer au milieu de la population. Ainsi, au moment où les bois commençaient à verdir autour de Vincennes, Clémence, qui retrouvait du charme à ce séjour, fut obligée de se transporter dans le grand palais de la Cité qui lui semblait si hostile et si froid.
Ce fut là qu’eut lieu la consultation des physiciens et des sages-femmes qui devaient se prononcer sur sa grossesse.
Le roi était fort agité le matin de cette réunion et, pour tromper son impatience, il avait organisé une partie de longue paume dans le jardin du Palais à quelques toises de l’île aux Juifs. Un mur et un mince bras d’eau séparaient ce verger, où Louis courait après une balle de cuir, de l’emplacement sur lequel, vingt-cinq mois plus tôt, le grand-maître des Templiers se tordait parmi les flammes…
Tout ruisselant de sueur, le Hutin s’enorgueillissait fort d’un point que ses gentilshommes lui avaient laissé gagner, lorsque Mathieu de Trye s’approcha d’un pas pressé. Louis interrompit la partie et demanda :
— Alors, la reine est-elle grosse ?
— On ne sait pas encore, Sire ; les physiciens sont à délibérer. Mais Monseigneur de Poitiers vous demande, s’il vous plaît, de le venir rejoindre d’urgence. Il est dans la petite salle de justice, avec Monseigneur de Valois, Monseigneur de la Marche et divers autres.
— Je ne veux point qu’on m’importune ; je n’ai point pour l’heure la tête aux affaires.
— La chose est grave, Sire, et Monseigneur de Poitiers affirme que des paroles vont se dire qu’il vous faut entendre de vos oreilles.
Louis, à regret, laissa choir la balle de cuir, s’essuya le visage, remit sa robe par-dessus sa chemise et dit :
— Continuez sans moi, Messeigneurs !
Puis il rentra dans le Palais, en ajoutant à l’intention du chambellan :
— Aussitôt qu’on saura, pour la reine, venez me prévenir.
VI
LE CARDINAL ENVOÛTE LE ROI
L’homme n’était pas gardé par des sergents ou des archers, ainsi qu’un prévenu ordinaire, mais encadré par deux jeunes gentilshommes au service du comte de Poitiers. Il portait un froc trop court qui laissait voir un pied tordu.
Louis X lui porta à peine attention. Il salua de la tête ses frères, son oncle Valois, et messire Miles de Noyers, qui s’étaient levés à son entrée.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il en prenant place au milieu d’eux et en faisant signe qu’on se rassît.
— D’une sombre et tortueuse affaire de sorcellerie, nous assure-t-on, répondit Charles de Valois avec une nuance d’ironie.
— Ne pouvait-on charger le garde des Sceaux de l’instruire lui-même, sans me déranger dans mes soucis ?
— C’est tout juste ce que je faisais observer à votre frère Philippe, dit Valois.
Le comte de Poitiers croisa les doigts d’un geste tranquille.
— Mon frère, dit-il, la chose m’est apparue importante, non point tant pour le fait de sorcellerie, qui est assez commun, mais parce que cette sorcellerie semble s’être accomplie au sein même du conclave, et qu’elle nous ouvre la vue sur les sentiments que certains cardinaux nourrissent à notre endroit.
Un an plus tôt, au seul mot de conclave, le Hutin eût montré une vive agitation. Mais depuis qu’en faisant supprimer sa première femme il avait pu convoler, l’élection du pape l’intéressait beaucoup moins.
— Cet homme se nomme Evrard, continua le comte de Poitiers.
— Evrard… répéta machinalement le roi.
— Il est clerc à Bar-sur-Aube ; mais il a appartenu naguère à l’ordre du Temple, où il avait rang de chevalier.
— Un Templier, ah oui !… fit le roi.
— Il est venu se livrer voici deux semaines à nos gens de Lyon, qui nous l’ont envoyé.
— Qui vous l’ont envoyé, Philippe, précisa Charles de Valois.
Poitiers feignit d’ignorer la pointe, et poursuivit :
— Evrard a dit qu’il avait des révélations à faire, et on lui promit qu’il ne souffrirait aucun mal, à condition qu’il avouât bien le vrai, promesse que nous lui certifions ici. D’après ses déclarations…
Le roi avait les yeux fixés sur la porte, guettant l’apparition de son chambellan ; seules le préoccupaient pour l’heure ses chances de paternité. Le plus grand défaut de ce souverain était peut-être d’avoir l’esprit toujours requis par une autre question que celle en débat. Il était incapable de commander à son attention, ce qui constitue la pire inaptitude au pouvoir.