III
L’HÔTEL-DIEU
La grand-salle des hommes avait les dimensions d’une nef de cathédrale. Au fond se dressait un autel où l’on célébrait chaque jour quatre messes, et les vêpres et le salut. Les malades privilégiés occupaient des sortes d’alvéoles ménagés dans les murs et dits « chambres de recommandation » ; les autres étaient couchés à deux par lit, tête-bêche. Des frères hospitaliers, en longue robe brune, passaient sans cesse entre les travées de lits, tantôt pour aller chanter les offices, tantôt pour donner les soins ou distribuer les repas. Les exercices du culte étaient intimement mêlés à la thérapeutique ; les râles de douleur répondaient aux versets des psaumes ; le parfum de l’encens ne parvenait pas à dominer l’atroce odeur de fièvre et de gangrène ; la mort était offerte en spectacle public. Des inscriptions, courant autour des murs en hautes lettres ornées, invitaient à se préparer au trépas plutôt qu’à la guérison.[5]
Depuis près de trois semaines, Guccio était là, dans une alcôve, haletant sous l’accablante chaleur de l’été qui rendait plus sinistre le séjour. Il regardait avec tristesse les rayons de soleil qui tombaient des fenêtres haut percées, et projetaient de larges taches d’or sur cette assemblée de la désolation. Il ne pouvait faire le moindre mouvement sans gémir ; les baumes et les élixirs des frères hospitaliers le brûlaient comme flammes, et à chaque pansement il endurait une torture. Nul ne semblait en mesure de lui dire si sa blessure avait endommagé l’os ; mais il sentait bien que le mal n’était pas seulement de chair, car il manquait de s’évanouir lorsqu’on lui palpait la hanche ou les reins.
Les mires et les chirurgiens lui affirmaient qu’il ne courait aucun péril mortel, qu’à son âge on guérissait de tout, et que Dieu accomplissait en son hôtel bien d’autres miracles, ainsi qu’il l’avait prouvé sur ce calfat éventré qui s’était un jour présenté, retenant ses tripes avec les mains, et qu’on avait vu sortir, après quelque temps, aussi fort et gai que dans le passé. Guccio ne se désespérait pas moins. Trois semaines déjà… et rien ne lui indiquait qu’il n’en faudrait pas encore trois autres avant qu’il pût se lever, ou bien trois mois, ni qu’il ne resterait pas à jamais impotent.
Par moments, il s’imaginait condamné à finir ses jours, tordu et béquillard, derrière un comptoir de changeur, à Marseille. Pouvait-il songer à voyager, infirme, et moins encore à se marier ?… Si même il quittait vivant cet affreux hôpital ! Chaque matin, il voyait emporter un ou deux cadavres qui avaient déjà pris une mauvaise teinte noirâtre. N’était-ce pas la peste ?… Tout cela pour avoir joué les fanfarons et voulu sauter sur un quai plus vite que ses compagnons, alors qu’il venait d’échapper au naufrage !
Il enrageait contre le sort et sa propre sottise. Il appelait presque quotidiennement l’écrivain et lui dictait, pour Marie de Cressay, de longues lettres à la fois gémissantes et enflammées qu’il faisait expédier, par les courriers des banques lombardes, vers le comptoir de Neauphle, afin que le premier commis les remît en secret à la jeune fille. Guccio assurait Marie qu’il ne souhaitait guérir que pour le bonheur de la retrouver, de la contempler, de la chérir chaque jour des cieux. Il la suppliait de lui garder la foi qu’ils s’étaient jurée, et lui en promettait mille félicités. « Je n’ai point d’autre âme que la vôtre en mon cœur, n’en aurai jamais d’autre, et si elle me venait à faillir, ma vie s’en irait avec. »
Car ce présomptueux, maintenant que l’adversité le clouait sur un lit d’hôtel-Dieu, se prenait à douter de tout et à craindre que celle qu’il aimait ne l’attendît pas. Marie allait se lasser d’un amoureux toujours absent, et lui préférer quelque gentilhomme de sa province.
« Ma chance, se disait-il, est d’avoir été le premier à l’aimer. Mais voilà un an et bientôt six mois que nous nous sommes donné notre premier baiser. »
Alors que contemplant ses jambes amaigries, il se demandait s’il pourrait jamais tenir debout, il cherchait, dans ses lettres, à se montrer admirable. Il se donnait pour l’intime et le protégé de la nouvelle reine de France. À le lire, on eût cru qu’il avait lui-même négocié le mariage royal. Il racontait son ambassade à Naples, la tempête, et comment il s’y était conduit, affermissant le courage de l’équipage. Son accident, il l’attribuait à un mouvement chevaleresque ; il s’était précipité afin de soutenir la princesse Clémence et la sauver de tomber à l’eau, alors qu’elle descendait du navire que secouaient, jusque dans le port, les remous de la mer…
Guccio avait écrit également à son oncle Spinello Tolomei pour lui conter, mais avec moins d’emphase, son accident, et lui demander du crédit à Marseille.
Des visites assez nombreuses le distrayaient un peu. Le consul des marchands siennois était venu le saluer et se mettre à sa disposition ; le correspondant des Tolomei le comblait d’attentions et lui faisait parvenir une nourriture meilleure que celle servie par les frères hospitaliers.
Un après-midi, Guccio eut la joie de voir apparaître son ami Boccace de Cellino, voyageur des Bardi, qui se trouvait justement de passage à Marseille. Auprès de lui, Guccio put se lamenter à loisir.
— Pense à tout ce que je vais manquer, disait-il. Je ne pourrai point assister aux noces de Donna Clemenza, où j’aurais eu ma place parmi les grands seigneurs. Avoir tant fait pour ce mariage, et ne pas m’y trouver ! Et je vais manquer aussi le sacre de Reims. Ah ! Que cela me fait deuil… et je n’ai aucune réponse de ma belle Marie.
Boccace s’efforça de l’apaiser. Neauphle n’était pas un faubourg de Marseille, et les lettres de Guccio ne voyageaient pas par chevaucheurs royaux. Elles devaient transiter par les relais lombards d’Avignon, de Lyon, de Troyes et de Paris ; les courriers ne se mettaient pas en route chaque jour.
— Boccacio, mon ami, s’écria Guccio, si tu te rends à Paris, fais-moi la grâce d’aller à Neauphle et de voir Marie. Dis-lui tout ce que je t’ai confié ! Sache si mes missives lui ont bien été remises ; vois si elle est toujours en même humeur d’amour à mon endroit. Et ne me cache aucune vérité, même la plus dure… Ne crois-tu pas, Boccaccino, que je devrais me faire transporter en litière ?
— Pour que ta blessure se rouvre, que les vers s’y mettent, et pour périr de la fièvre dans quelque mauvaise auberge de la route ? La belle idée ! Es-tu devenu fou ? Tu as vingt ans, Guccio…
— Pas encore !
— Raison de plus ; à ton âge, qu’est-ce qu’un mois de perdu ?
— Si c’était le bon mois, c’est toute la vie qui peut être perdue.
Chaque jour, la princesse Clémence envoyait un de ses gentilshommes prendre des nouvelles du blessé. Par trois fois, le comte de Bouville vint lui-même s’asseoir au chevet du jeune Italien. Bouville était accablé de travail et de soucis. Il s’efforçait de rendre une apparence convenable à l’escorte de la future reine avant de poursuivre le voyage. Personne n’avait plus de vêtements hormis ceux, détrempés et gâchés, que chacun portait en débarquant. Les gentilshommes et les dames de parage commandaient chez les tailleurs et les lingères, sans se soucier de payer. Tout le trousseau de la princesse, perdu en mer, était à refaire ; il fallait racheter l’argenterie, la vaisselle, les coffres, les meubles de route. Bouville avait demandé des fonds à Paris ; Paris avait répondu qu’on s’adressât à Naples, puisque toutes ces pertes étaient survenues dans la partie du voyage qui incombait à la couronne de Sicile et que l’escorte se trouvait encore en terre angevine. Les Napolitains avaient renvoyé Bouville aux Bardi, leurs prêteurs habituels, ce qui expliquait le passage à Marseille du signor Boccace. En tout cet embrouillement, Guccio manquait fort à Bouville.
5
L’organisation des établissements hospitaliers était généralement inspirée des statuts de l’Hôtel-Dieu de Paris.
L’hôpital était dirigé par un ou deux proviseurs, choisis par les chanoines de la cathédrale de la ville. Le personnel hospitalier se recrutait parmi des volontaires, après examen sévère par les proviseurs. À l’Hôtel-Dieu de Paris, ce personnel se composait de quatre prêtres, quatre clercs, trente frères et vingt-cinq sœurs. On n’admettait pas de maris et femmes parmi les volontaires. Les frères avaient la même tonsure que les Templiers ; les sœurs avaient les cheveux coupés comme les religieuses.
La règle imposée aux « hospitaliers » était d’une très grande sévérité. Frères et sœurs devaient promettre de garder la chasteté et de vivre dans le renoncement à tout bien. Aucun frère ne pouvait communiquer avec une sœur sans la permission du « maître » ou de la « maîtresse » nommés par les proviseurs pour diriger le personnel. Il était interdit aux sœurs de laver la tête ou les pieds des frères ; ces services n’étaient rendus qu’aux malades alités. Des châtiments corporels pouvaient être appliqués aux frères par le maître, et aux sœurs par la maîtresse. Aucun frère ne pouvait sortir seul dans la ville, ni avec un compagnon qui ne fût pas désigné par le maître ; ce règlement était le même pour les sœurs. Le personnel hospitalier n’avait pas le droit de recevoir des hôtes. Frères et sœurs ne pouvaient prendre que deux repas par jour, mais devaient offrir aux malades de la nourriture aussi souvent qu’ils en avaient besoin. Chaque frère devait coucher seul, vêtu d’une tunique de toile ou de laine et d’un caleçon ; les sœurs également. Si un frère ou une sœur, à l’heure de sa mort, était trouvé en possession d’un bien ou d’un objet quelconque qu’il n’avait pas montré au maître ou à la maîtresse pendant le cours de sa vie, on ne devait faire pour lui aucun service religieux, et il était enseveli comme un excommunié.
L’entrée de l’hôpital était interdite à toute personne ayant avec elle un chien ou un oiseau.
Tout malade se présentant à l’hôpital était d’abord examiné par le « chirurgien de la porte » qui l’inscrivait sur un registre. Puis on lui attachait au bras un petit billet sur lequel étaient inscrits son nom et la date de son arrivée. Il recevait la communion ; ensuite on le portait au lit, et il était traité « comme le maître de la maison ».
L’hôpital devait toujours être pourvu de plusieurs robes de chambre fourrées et de plusieurs paires de chaussures, également fourrées, pour le « réchauffement » des malades.
Après guérison, et de crainte de rechute, le malade restait sept jours pleins à l’hôpital.
Les médecins, qu’on appelait
L’hôpital accueillait non seulement les personnes atteintes de maladies passagères, mais aussi des infirmes.
La comtesse Mahaut d’Artois fit, à l’hôpital d’Arras, une fondation de dix lits garnis de matelas, oreillers, draps et couvertures, pour y coucher dix pauvres infirmes. Dans l’inventaire de cet hôpital, on trouve plusieurs grandes cuves de bois servant de baignoires, des bassins « pour mettre en dessous les pauvres en leur lit », de nombreuses cuvettes, plats à barbe, etc. La même comtesse d’Artois fonda également l’hôpital d’Hesdin.