Et le Hutin sortit en boitillant, comme Evrard.
En rentrant dans ses appartements, il apprit que les physiciens s’étaient prononcés affirmativement, et qu’il serait père, avec l’aide de Dieu, vers le mois de novembre. Ses familiers s’étonnèrent de ne pas le voir, sur l’instant, témoigner pleinement sa joie.
VII
« JE PLACE L’ARTOIS SOUS MA MAIN ! »
Le lendemain, Philippe de Poitiers fit visite à sa belle-mère afin de lui annoncer son proche départ. Mahaut d’Artois résidait alors en son château neuf de Conflans, ainsi nommé parce que situé exactement au confluent de la Seine et de la Marne, à Charenton ; les aménagements et la décoration n’en étaient pas terminés.
Béatrice d’Hirson assistait à l’entretien. Lorsque le comte de Poitiers raconta l’interrogatoire du Templier, la même pensée vint aux deux femmes ; elles échangèrent un bref regard. Le personnage employé par le cardinal Caëtani offrait de bien frappantes similitudes avec le faux fabricant de cierges qui les avait aidées, deux ans plus tôt, à empoisonner Guillaume de Nogaret.
« Il serait bien étonnant qu’il y eût deux anciens Templiers du même nom, et tous deux versés en sorcellerie. La mort de Nogaret lui était une bonne introduction auprès du neveu de Boniface. Il est allé se faire payer de ce côté-là ! Oh ! méchante affaire…» se disait Mahaut.
— Comment s’est-il présenté, cet Evrard… pour la figure ? demanda-t-elle à Philippe.
— Maigre, noir, l’air un peu fou, et un pied boiteux.
Mahaut observait Béatrice ; celle-ci fit un signe affirmatif, avec les paupières. La comtesse d’Artois sentit le malheur la saisir aux épaules. On allait certainement questionner davantage Evrard, avec de bons instruments à explorer la mémoire. Et si jamais il parlait… Non qu’on regrettât beaucoup Nogaret dans l’entourage de Louis X ; mais on serait trop content de se servir de ce meurtre pour lui intenter procès, à elle. Quel parti Robert en saurait tirer ! Or il y avait tout à craindre qu’Evrard parlât, si même ce n’était déjà fait… Mahaut échafaudait des plans. « Faire occire un prisonnier dans le fond d’une prison royale n’est pas chose aisée… Qui va m’aider là-dedans, s’il est encore temps ? Philippe, il n’y a que Philippe ; il faut que je lui avoue. Mais comment va-t-il prendre cela ? Qu’il refuse de me soutenir, et c’est ma fin…»
— L’a-t-on tourmenté ? demanda-t-elle.
Béatrice, elle aussi, avait la gorge sèche.
— On n’a pas eu le temps… répondit Poitiers qui s’était baissé pour remettre en place sa boucle de soulier ; mais…
« Dieu soit loué, pensa Mahaut, rien n’est perdu. Allons, jetons-nous à l’eau ! »
— Mon fils… dit-elle.
— … mais c’est grand dommage, continua Poitiers toujours penché, car maintenant nous ne saurons rien de plus. Evrard s’est pendu cette nuit dans sa geôle du Petit-Châtelet. La peur, sans doute, d’être de nouveau mis à la gêne.
Il entendit deux profonds soupirs ; il se releva, un peu surpris que les deux femmes marquassent tant de compassion pour le sort d’un inconnu, et de si basse espèce.
— Vous alliez me dire quelque chose, ma mère, et je vous ai interrompue…
Mahaut instinctivement touchait, à travers sa robe, la relique qu’elle portait sur la poitrine.
— Je voulais vous dire… Que voulais-je vous dire, au fait ?… Ah ! oui. Je voulais vous parler de ma fille Jeanne. Voyons… l’emmenez-vous en votre voyage ?
Elle avait retrouvé ses esprits, et son ton naturel. Mais, Seigneur, quelle alerte !
— Non, ma mère, son état me paraît l’interdire, répondit Philippe, et moi aussi je souhaite vous entretenir d’elle. Elle est à trois mois d’accoucher, et il serait imprudent de l’aventurer sur de mauvaises routes. J’aurai fort à me déplacer…
Béatrice d’Hirson, pendant ce temps, voguait dans le monde des souvenirs. Elle revoyait l’arrière-boutique de la rue des Bourdonnais ; elle respirait le parfum de cire, de suif et de chandelle ; elle se rappelait le contact des dures mains d’Evrard sur sa peau, et cette impression étrange qu’elle avait eue de s’unir au diable. Et voilà que le diable s’était pendu…
— Pourquoi souriez-vous, Béatrice ? lui demanda le comte de Poitiers.
— Pour rien, Monseigneur… sinon parce que j’ai toujours plaisance à vous voir et à vous écouter.
— En mon absence, ma mère, reprit Philippe, j’aimerais que Jeanne vécût ici, auprès de vous. Vous pourrez l’entourer des soins qu’il faut, et serez mieux à même de la protéger. Pour tout dire, je me méfie assez des entreprises de notre cousin Robert, qui, lorsqu’il ne peut venir à bout des hommes, s’attaque aux femmes.
— Ce qui signifie, mon fils, que vous me rangez parmi les hommes. Si c’est un compliment, il ne me déplaît point.
— En vérité, c’est un compliment, dit Philippe.
— Serez-vous toutefois de retour pour la délivrance de Jeanne ?
— Je le souhaite fort, mais ne puis vous l’assurer Ce conclave est si finement embrouillé que je n’en pourrai dénouer les fils sans patience.
— Ah ! Il m’inquiète que vous soyez éloigné pour un si long temps, Philippe, car mes ennemis vont sûrement en faire leur profit quant à l’Artois.
— Eh bien ! Prétextez de mon absence pour ne céder rien, ce sera le plus sage, dit Philippe en prenant congé.
Quelques jours plus tard, le comte de Poitiers partit pour le Midi, et Jeanne vint s’installer à Conflans.
Ainsi que Mahaut l’avait prévu, la situation en Artois empira presque aussitôt. Le printemps incitait les alliés à sortir de leurs châteaux Sachant la comtesse isolée et tenue en quasi-disgrâce, ils avaient décidé d’administrer directement la province et le faisaient très mal. Mais l’état d’anarchie leur plaisait assez, et il était à redouter que leur exemple ne fût suivi dans les comtés voisins.
Louis X, qui avait regagné le séjour de Vincennes, résolut d’en finir une bonne fois. Il y était encouragé par son trésorier, car les impôts d’Artois ne rentraient plus du tout. Mahaut avait beau jeu de dire qu’on l’avait mise dans l’incapacité de percevoir les tailles, et les barons opposaient la même réponse C’était le seul point sur lequel les adversaires fussent d’accord.
— Je ne veux plus de grands Conseils, ni de tractations par envoyés parlementaires, ou chacun ment à chacun et ou rien n’avance, avait déclaré Louis X. Cette fois, je vais procéder par entretien direct, et amener la comtesse Mahaut à me céder.
Le Hutin, durant ces semaines-là, donnait les signes de la meilleure santé. Il n’éprouva que fort peu les malaises, flux de toux et maux de ventre auxquels il était sujet, les jeûnes pieux imposés par Clémence lui avaient certainement été salutaires. Il en conclut que l’envoûtement pratiqué contre lui était resté inopérant. Néanmoins, par précaution, il communiait plusieurs fois la semaine.
Également, il entourait la grossesse de la reine non seulement des sages-femmes les plus réputées du royaume, mais aussi des saints les plus compétents du paradis : saint Léon, saint Norbert, sainte Colette, sainte Julienne, saint Druon, sainte Marguerite et sainte Félicité, cette dernière parce qu’elle n’eut que des enfants mâles. Chaque jour arrivaient de nouvelles reliques, tibias et prémolaires s’accumulaient dans la chapelle royale.
La perspective d’une progéniture dont il était certain qu’elle fût sienne avait parachevé la transformation du roi, et fait de lui un homme moyen, presque normal.
Il était apparemment calme, courtois, détendu, le jour où il convoqua la comtesse Mahaut. De Charenton à Vincennes, la distance était courte. Pour conférer à l’entretien un caractère d’intimité familiale, Louis reçut Mahaut dans l’appartement de Clémence. Celle-ci brodait. Louis parla d’un ton conciliant.