— Et voilà ! Ma petite Béatrice, tu me comprends à merveille ; mais tu comprends aussi que ce n’est point une entreprise aisée. Ah ! celui qui me fournirait une bonne recette de délivrance, je ne lui marchanderais pas l’or, je te l’assure.
— La dame de Fériennes connaît de ces recettes…
— Par magie, cire fondue et formules de conjuration ? Louis a été envoûté déjà, à ce qu’il paraît, et regarde-le ! Il ne s’est jamais mieux porté que ce printemps. À croire qu’il a partie liée avec le diable.
— S’il a partie liée avec le diable, il n’y a peut-être pas grand péché à l’envoyer en enfer… par nourriture convenablement préparée.
— Et comment t’y prendras-tu ? Tu vas aller lui dire : « Voici une belle tarte aux groseilles que votre cousine Mahaut, qui vous aime tant, vous envoie. » Et il va y mordre les yeux fermés… Sache que depuis cet hiver, par quelque soudaine peur qu’il a prise, il fait goûter trois fois les mets qui lui sont servis, et que deux écuyers en armes accompagnent son plat depuis le four jusqu’à la table. Ah ! c’est qu’il est craintif autant que méchant.
Béatrice regardait en l’air, et se caressait le cou, du bout des doigts.
— Il communie souvent, m’a-t-on dit… et l’hostie s’avale de confiance…
— C’est chose qui vient trop facilement à l’esprit pour qu’on ne s’en défie pas. Le chapelain lui-même est surveillé ; Mathieu de Trye garde constamment sur lui la clef du tabernacle, dans son aumônière. Est-ce là que tu l’iras prendre ?
— Bah ! on ne sait, dit Béatrice en souriant. L’aumônière se porte sous la ceinture… Mais c’est quand même un moyen hasardeux.
— Si nous frappons, mon enfant, ce doit être à coup sûr, et sans que nul puisse jamais savoir d’où il vient…
Elles demeurèrent un moment silencieuses.
— Vous vous êtes plainte, l’autre jour, dit Béatrice, de ce que les cerfs infestaient vos bois, et mangeaient vos jeunes arbres… Je ne verrais point de mal à demander à la Fériennes quelque bon poison où tremper des flèches, pour tirer les cerfs… Le roi est assez friand de venaison.
— Bien sûr, et toute la cour en crèvera ! Oh ! pour ma part, je ne risque rien, je ne suis plus conviée. Mais je te le répète, tous les plats sont essayés sur des valets avant d’être présentés, et de plus ils sont touchés à la licorne.[14] On découvrirait vite de quelle forêt provient le cerf… Enfin… avoir le poison est une chose, le placer en est une autre. Fais-le préparer dès à présent ; et qu’il soit d’action brève et ne laisse point de trace… Béatrice, ce manteau de marbré, que j’avais mis pour voyager, en allant au sacre, il te plaisait fort, je crois ? Eh bien ! il est à toi.
— Oh ! Madame, Madame… Quelle bonne âme vous avez…
Et Béatrice embrassa Mahaut.
— Aïe ! ma dent ! s’écria la comtesse en portant la main à la joue. Et dire que je l’ai brisée sur une dragée que Louis m’a offerte…
Elle s’arrêta net, et son œil gris se mit à luire sous le sourcil.
— Les dragées… murmura-t-elle. Eh bien, c’est cela, Béatrice ; procure-toi ce poison, en disant bien qu’il est destiné à mes cerfs. Je pense qu’il nous sera utile.
VIII
EN L’ABSENCE DU ROI
Le roi se trouvait à la chasse au faucon, un des derniers jours de mai, lorsqu’on vint annoncer à la reine Clémence la comtesse de Poitiers. Les deux belles-sœurs se voyaient assez souvent, et Jeanne ne manquait jamais de témoigner à Clémence la reconnaissance qu’elle lui devait pour avoir obtenu sa grâce. Clémence, de son côté, se sentait liée à la comtesse de Poitiers par cette tendresse que l’on ressent si volontiers envers les gens auxquels on a fait du bien.
Si la reine avait éprouvé un peu de jalousie, ou plus exactement le sentiment d’une injustice du destin, lorsqu’elle avait appris que Jeanne était enceinte, ce mouvement d’âme s’était vite dissipé quand elle-même s’était trouvée dans un semblable état. Mieux encore, leur grossesse paraissait avoir rapproché les deux belles-sœurs. Elles s’entretenaient longuement de leur santé, du régime qu’elles observaient, des soins à prendre, et Jeanne qui, avant sa réclusion, avait donné le jour à trois filles, faisait profiter Clémence de son expérience.
On admirait l’élégance avec laquelle, à sept mois passés, Madame de Poitiers portait son fardeau. Elle entra chez la reine la tête haute, le pied sûr, le visage frais, harmonieuse en son allure comme elle l’était toujours ; sa robe s’épanouissait autour d’elle.
La reine se leva pour l’accueillir, mais le sourire qu’elle avait aux lèvres s’effaça lorsqu’elle s’aperçut que Jeanne de Poitiers n’était pas seule ; à sa suite marchait la comtesse d’Artois.
— Madame ma sœur, dit Jeanne, je voulais vous demander de montrer à ma mère ces tapis de beau tissu dont vous avez tendu et partagé nouvellement votre chambre.
— En effet, dit Mahaut, ma fille me les a tant vantés que j’ai conçu l’envie de les admirer à mon tour. Vous savez que je suis assez connaisseuse en ce genre d’ouvrage.
Clémence était perplexe. Il lui déplaisait d’enfreindre les décisions de son époux qui avait défendu à Mahaut d’Artois de reparaître à la cour ; mais d’autre part il lui semblait peu habile de renvoyer la redoutable comtesse, maintenant qu’elle était arrivée jusque-là, en se faisant un bouclier du ventre de sa fille. « Sa visite doit avoir quelque sérieux motif, pensa Clémence. Peut-être est-elle venue à composition et cherche-t-elle moyen de rentrer en grâce sans trop de peine pour son orgueil. Voir mes tapis n’est sûrement qu’une occasion. »
Elle feignit donc de croire au prétexte et conduisit les deux visiteuses dans sa chambre dont l’aménagement venait d’être transformé.
Les tapisseries servaient non seulement à décorer les murs, mais étaient également pendues depuis le plafond de manière à cloisonner la vaste pièce en petites chambres plus intimes, plus aisées à chauffer, et qui permettaient mieux aux souverains de s’isoler de leur entourage. C’était un peu comme si des princes nomades avaient dressé leurs tentes à l’intérieur de l’édifice.
La suite de tapisseries que possédait Clémence représentait des scènes de chasse en des paysages exotiques où une quantité de lions, tigres et autres animaux sauvages bondissaient, couraient sous des orangers, et où des oiseaux aux plumages étranges s’ébattaient parmi les fleurs. Les chasseurs et leurs armes n’apparaissaient que dans le fond des tableaux, à demi cachés par le feuillage, comme si l’artiste avait eu honte de montrer l’homme en ses instincts de carnage.
— Ah ! les belles choses, s’écria Mahaut, et comme on a plaisir à voir drap de haute lisse si bien ouvré.
Elle s’approcha, palpa le tissu, le caressa.
— Regardez, Jeanne, reprit-elle, comme le grain est uni et moelleux, et voyez le joli contraste entre ce fond ramagé, ces fleurettes piquées d’indigo, et le beau rouge de kermès dont sont faites les plumes de ces papegais. C’est grand art, vraiment, dans le maniement des laines !
Clémence l’observait avec un peu d’étonnement. Les yeux gris de la comtesse Mahaut brillaient de joie ; sa main se faisait douce. La tête un peu penchée, elle s’attardait à contempler la délicatesse des contours, l’opposition des teintes. Cette étrange femme, solide comme un guerrier, rusée comme un chanoine, indomptable en ses appétits comme en ses haines, s’abandonnait, soudain désarmée, à l’enchantement d’un tapis de haute lisse. Et, de fait, elle était certainement, à travers tout le royaume, le meilleur expert qu’on pût trouver.[15]
14
La licorne, animal légendaire, n’exista jamais que sur les blasons, fresques et tapisseries. Néanmoins son unique corne passait pour avoir un pouvoir de contrepoison universel. En fait, ce qu’on vendait à prix très élevé, sous le nom de corne de licorne, était la défense du narval, ou licorne de mer, dont on « touchait » les mets pour y déceler la présence d’une substance vénéneuse.
15
Tous les ateliers de tapisserie signalés en Europe, et notamment en Italie et en Hongrie, à la fin du Moyen Âge, avaient été fondés par des lissiers venus de Flandre ou d’Artois. La ville d’Arras est considérée comme ayant été le centre de cette industrie naissante au début du XIVème siècle. Or, cette prospérité est expressément due à l’initiative de la comtesse Mahaut et aux encouragements qu’elle prodigua aux métiers qui constituaient la richesse de sa province.
Lorsque les tapissiers parisiens commencèrent à faire concurrence aux ateliers d’Artois, Mahaut ne marqua aucune préférence exclusive, et on la vit s’adresser également aux artisans de Paris.
L’inventaire des biens de la reine Clémence est un des premiers où l’on trouve mentionnés « huit tapis à images et à arbres, de la devise d’une chasse ».