— C’est bon choix que celui-là, ma cousine, reprit-elle, et je vous en complimente. Cette étoffe donnerait à la plus laide muraille un air de fête. C’est la manière d’Arras, et pourtant les laines chantent avec plus d’ardeur sur la trame. Les gens sont bien habiles qui vous ont ouvré cela.
— Ce sont des haute-lissiers qui travaillent dans mon pays, expliqua Clémence ; mais je dois vous confesser qu’ils viennent du vôtre, les maîtres d’œuvre tout au moins. Ma grand-mère, qui m’a fait envoyer ces tapis à images pour remplacer mes cadeaux gâchés en mer, m’a envoyé aussi les lissiers. Je les ai installés près d’ici, pour un temps, où ils vont continuer de tisser pour moi et pour la cour. Et s’il vous plaît de les employer, ou bien s’il plaît à Jeanne, vous pouvez bien en disposer. Vous leur commandez le dessin de votre choix, et ils font avec leurs doigts et leurs broches l’image telle que vous la voyez.
— Eh bien ! c’est chose dite, ma cousine, j’accepte de bon cœur, déclara Mahaut. J’ai grand désir d’orner un peu ma demeure, où je m’ennuie… et puisque messire de Conflans gouverne mes lissiers d’Arras, le roi me pardonnera bien de placer un peu vos lissiers de Naples sous ma main.
Clémence accueillit la pointe comme elle avait été dite, avec un demi-sourire. Entre elle et la comtesse d’Artois venait de se glisser cette complicité que fait naître un goût partagé pour le luxe et les œuvres de l’art humain.
Tandis que la reine continuait à montrer à Jeanne les tapisseries des murs, Mahaut se dirigea vers celles qui isolaient le lit royal, auprès duquel elle avait vu une coupe pleine de dragées.
— Le roi s’est-il entouré, lui aussi, de tapis à images ? demanda-t-elle à Clémence.
— Non, Louis n’a pas encore de tentures dans sa chambre. Il faut dire qu’il y dort bien peu.
— Cela prouve qu’il goûte fort votre compagnie, ma cousine, répliqua Mahaut d’un ton gaillard. D’ailleurs, quel homme n’apprécierait pas créature si bellement faite !
— J’avais craint, reprit Clémence avec l’impudeur tranquille des âmes pures, que Louis n’allât s’écarter de moi parce que j’étais grosse. Eh bien ! nullement. Et nous dormons fort chrétiennement !
— J’en suis aise, vraiment bien aise, dit Mahaut. Il continue de dormir avec vous ! Le bon époux que vous avez là. Le mien, que Dieu garde, n’en faisait pas autant.
Elle était arrivée à côté de la table de chevet.
— Puis-je… ma cousine ? demanda-t-elle en désignant la coupe. Savez-vous que vous m’avez donné le goût des dragées ?
En dépit des maux de dents dont elle souffrait toujours, elle prit une dragée et la croqua stoïquement.
— Oh ! celle-ci était faite d’une amande amère, j’en prends une autre.
Tournant le dos à la reine et à Jeanne de Poitiers, qui se tenaient à moins de cinq pas, Mahaut sortit de son aumônière une dragée fabriquée chez elle et la glissa dans la coupe.
« Rien ne ressemble à une dragée comme une autre dragée, se dit-elle, et s’il trouve celle-ci un peu âcre à la langue, il pensera que c’est l’amertume de l’amande. »
Elle revint vers les deux femmes.
— Allons, Jeanne, reprit-elle, dites maintenant à Madame votre belle-sœur ce que vous avez sur le cœur, et que vous vouliez tant lui faire savoir.
— En vérité, ma sœur, dit Jeanne un peu hésitante, je voulais vous confier ma peine.
« Nous y sommes donc, pensa Clémence, je vais savoir pourquoi elles sont venues. »
— Voici que mon époux est fort loin, continua Jeanne, et cette absence m’inquiète l’âme. Ne pourriez-vous obtenir du roi que Philippe revînt pour le moment de mes couches ? C’est un temps où l’on n’aime guère savoir son mari éloigné. C’est faiblesse, peut-être ; mais on se sent comme protégée, et l’on craint moins les douleurs si le père est proche. Vous connaîtrez bientôt ce sentiment, ma sœur.
Mahaut s’était gardée de mettre Jeanne dans la confidence de son entreprise, mais elle se servait de sa fille pour en réaliser les préparatifs. « Si le coup réussit, avait-elle imaginé, il conviendrait que Philippe fût à Paris au plus tôt afin d’y saisir la régence. »
La requête de Jeanne était des mieux faites pour émouvoir Clémence. Celle-ci, qui avait craint qu’on ne lui parlât de l’Artois, se sentit presque soulagée dès lors qu’il ne s’agissait que d’un appel à sa bonté. Elle promit de s’employer à ce que le souhait de Jeanne fût exaucé.
Jeanne lui baisa les mains, et Mahaut l’imita en s’écriant :
— Ah ! que vous êtes bonne dame ! Je disais bien à Jeanne qu’il n’y avait de recours qu’auprès de vous !
En sortant de Vincennes pour regagner Conflans, Mahaut pensait : « Voilà qui est fait… Maintenant, il nous faut attendre. Quand la mangera-t-il ? Ce soir peut-être, ou bien dans trois jours. À moins que Clémence… Elle n’est point friande de sucre ; mais pourvu qu’elle n’aille pas, par une envie de femme grosse, croquer justement celle-là ! Bah ! Ce serait tout de même atteindre Louis, en lui ôtant du coup sa femme et son enfant… Il se peut aussi que le valet de la chambre renouvelle les dragées avant qu’elles soient épuisées. Alors le travail serait à refaire… »
— Vous êtes bien silencieuse, ma mère, s’étonna Jeanne. Cette entrevue s’est fort aimablement passée. En avez-vous quelque déplaisir ?
— Nullement, ma fille, nullement, répondit Mahaut. C’est une utile démarche que nous avons accomplie là.
IX
LE MOINE EST MORT
Or le même événement naturel qui, pour l’heure, à la cour de France, comblait de joie la reine et la comtesse de Poitiers, allait répandre drame et désastre dans un petit manoir, à dix lieues de Paris.
Marie de Cressay, depuis quelques semaines, avait le visage ravagé d’angoisse et de chagrin. Elle répondait à peine aux questions qu’on lui posait. Ses yeux bleu sombre s’étaient agrandis d’un cerne mauve ; une petite veine se dessinait sur sa tempe transparente. Il y avait de l’égarement dans son attitude.
— Ne va-t-elle pas nous faire un mal de langueur, comme l’autre année ? disait son frère Pierre.
— Mais non, elle ne maigrit pas, répondait dame Eliabel. Une impatience d’amour, voilà ce qui la tient ; et ce Guccio lui trotte par la tête. Il est grand temps de la marier.
Mais le cousin de Saint-Venant, pressenti par les Cressay, avait répondu que les affaires de la ligue d’Artois l’occupaient trop, dans le moment, pour qu’il pût songer au mariage.
— Il a dû s’enquérir de l’état de nos biens, disait Pierre de Cressay. Vous verrez, ma mère, vous verrez ; nous regretterons peut-être d’avoir écarté Guccio.
Le jeune Lombard continuait d’être reçu de temps à autre au manoir où l’on feignait de le traiter en ami, comme par le passé. La créance de trois cents livres courait toujours, ainsi que ses intérêts. D’autre part, la disette n’était pas terminée, et les Cressay n’avaient pas été sans s’apercevoir que le comptoir de Neauphle ne se trouvait pourvu de vivres que les jours, précisément, où Marie s’y rendait. Jean de Cressay, par un souci de dignité, demandait parfois à Guccio le compte de leurs dettes ; mais, une fois la note en main, il négligeait d’en acquitter la moindre partie. Et dame Eliabel laissait sa fille aller à Neauphle, une fois la semaine, mais la faisait maintenant accompagner de la servante et lui mesurait soigneusement le temps.