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Les entrevues des époux clandestins étaient donc rares. Mais la jeune servante se montrait sensible à la générosité de Guccio et, de plus, Ricardo, le premier commis, ne lui était pas indifférent ; elle rêvait d’une position bourgeoise et s’attardait volontiers parmi les coffres et les registres, écoutant l’agréable tintement de l’argent dans les balances, tandis que le premier étage de la banque abritait des amours pressées.

Ces minutes, dérobées à la surveillance de la famille Cressay et aux interdits du monde, avaient d’abord été comme des îlots de lumière pour cet étrange ménage qui ne comptait pas encore dix heures de vie commune. Guccio et Marie vivaient sur le souvenir de ces instants-là pendant une semaine entière ; l’émerveillement de leur nuit de noces ne s’était pas démenti. Aux dernières rencontres, toutefois, Guccio avait noté un changement dans l’attitude de sa jeune femme. Lui aussi, comme dame Eliabel, avait remarqué chez Marie l’anxiété du regard, la tristesse, et l’ombre neuve qui lui mangeait les joues.

Il attribuait ces signes aux difficultés et aux menaces qui pesaient sur leur situation, fausse s’il en fût. Le bonheur dispensé à la petite mesure, et toujours enveloppé des haillons du mensonge, devient vite une torture. « Mais c’est elle-même qui s’oppose à ce que nous déchirions le silence ! se disait-il. Elle prétend que sa famille ne voudra jamais reconnaître notre union et me fera poursuivre. Et mon oncle est de même avis. Alors, que faire ? »

— De quoi vous inquiétez-vous, ma bien-aimée ? lui demanda-t-il le troisième jour de juin. Voici plusieurs fois que nous nous voyons et que vous paraissez moins heureuse. Que craignez-vous ? Vous savez bien que je suis là pour vous défendre de tout.

Devant la fenêtre s’épanouissait un cerisier en fleurs, tout bruissant d’oiseaux et de guêpes. Marie se retourna, les yeux humides.

— De ce qu’il m’advient, mon doux aimé, répondit-elle, vous-même ne pouvez point me défendre.

— Que vous arrive-t-il donc ?

— Rien que ce qui doit, par Dieu, me venir de vous, dit Marie en baissant la tête.

Il voulut s’assurer d’avoir bien compris.

— Un enfant ? murmura-t-il.

— Je craignais de vous l’avouer. J’ai peur que vous m’en aimiez moins.

Il resta quelques secondes sans pouvoir prononcer un mot, parce qu’aucun ne lui venait aux lèvres. Puis, il lui prit le visage dans ses mains et la força de le regarder.

Comme presque tous les êtres destinés aux folies de la passion, Marie avait un œil légèrement plus petit que l’autre ; cette différence, qui ne nuisait en rien à sa beauté, s’accentuait dans l’état de trouble où elle se trouvait et rendait son expression plus émouvante.

— Marie, n’en êtes-vous pas heureuse ? dit Guccio.

— Oh ! Certes je le serai, si vous l’êtes aussi.

— Mais Marie, c’est merveille ! s’écria-t-il. Voici qui nous comble, et nos épousailles vont devoir éclater au plein jour. Votre famille sera bien forcée de s’incliner, cette fois. Un enfant ! Un enfant !

Et il la regardait de la tête aux pieds, tout ébloui. Il se sentait homme, il se sentait fort. Pour un peu, il se fût penché à la fenêtre et il eût crié la nouvelle à tout le bourg.

Ce jeune homme, dans l’instant qu’une chose lui survenait, la voyait toujours sous la meilleure apparence. Il n’apercevait que le lendemain les ennuis qui pouvaient résulter de ses actes.

Du rez-de-chaussée monta la voix de la servante, qui leur rappelait l’heure.

— Que vais-je faire ? Que vais-je faire ? dit Marie. Jamais je n’oserai l’annoncer à ma mère.

— Eh bien, c’est moi qui viendrai le lui dire.

— Attendez, attendez encore une semaine.

Il la précéda dans l’étroit escalier de bois, lui présentant les mains pour l’aider à descendre, marche par marche, comme si elle était devenue éminemment fragile et qu’il dût la soutenir à chacun de ses pas.

— Mais je ne suis point encore gênée, dit-elle.

Il sentit ce que sa propre attitude avait de comique et eut un grand rire heureux. Puis il la prit dans ses bras et ils échangèrent un si long baiser qu’elle en perdit le souffle.

— Il me faut partir, il me faut partir, dît-elle.

Mais la joie de Guccio était contagieuse, et Marie s’en alla rassurée. Elle avait repris confiance, simplement parce que Guccio partageait son secret.

— Vous verrez, vous verrez la belle vie que nous allons avoir ! lui dit-il en la reconduisant à la porte du jardin.

C’est un grand acte de sagesse à la fois et de pitié de la part du Créateur, que de nous avoir interdit la connaissance de l’avenir, alors qu’il nous a octroyé les délices du souvenir et les prestiges de l’espérance. À beaucoup de gens la découverte de ce qui les attend ôterait sans doute leur persévérance à vivre. Qu’auraient fait ces deux époux, ces deux amants, s’ils avaient su ce matin-là qu’ils ne se reverraient plus de leur existence entière ?

Marie chanta tout au long du chemin de retour, entre les prés semés de boutons d’or et les arbres fleuris. Elle voulut s’arrêter au bord de la Mauldre pour y cueillir des iris.

— C’est pour orner notre chapelle, dit-elle.

— Madame, hâtez-vous, lui répondit la servante, vous aurez des remontrances.

Marie rentra au manoir, monta droit dans sa chambre et, arrivée là, sentit le sol lui fuir sous les pieds. Dame Eliabel se tenait au milieu de la pièce et mesurait un surcot décousu au niveau de la taille. Marie vit toute sa garde-robe, peu fournie et dont elle avait élargi chaque pièce de la même manière, étalée sur le lit.

— D’où viens-tu pour être si tardive ? demanda dame Eliabel froidement.

Marie ne dit pas un mot, et laissa choir les iris qu’elle avait encore à la main.

— Je n’ai pas besoin que tu parles pour le savoir, reprit dame Eliabel. Déshabille-toi.

— Ma mère !… fit Marie d’une voix étranglée.

— Dévêts-toi, je te le commande.

— Jamais, répliqua Marie.

Une gifle sonore répondit à son refus.

— Et maintenant, vas-tu te soumettre ? Vas-tu avouer ton péché ?

— Je n’ai point péché ! répondit Marie avec violence.

— Et ce nouvel embonpoint ? Où l’as-tu pris ? cria dame Eliabel en montrant les vêtements.

Sa colère croissait d’avoir en face d’elle, non plus une enfant docile à la volonté maternelle, mais soudainement une femme qui lui tenait tête.

— Eh bien, oui, je vais être mère ; eh bien, oui, c’est Guccio ! disait Marie, et je n’ai pas à en rougir, car je n’ai point péché. Guccio est mon époux.

Dame Eliabel n’accorda aucune foi au récit du mariage de minuit. L’eût-elle admis pour véridique que cela, d’ailleurs, n’eût rien changé. Marie avait agi contre la volonté familiale, contre l’autorité paternelle exercée, au nom du père mort, par la mère et le fils aîné. Une fille n’avait pas le droit de disposer de soi. Et puis, ce moine italien pouvait aussi bien être un faux moine. Non, décidément, dame Eliabel ne croyait pas à la mauvaise fable de ce prétendu mariage.

— À ma mort, vous entendez, ma mère, à ma mort je ne confesserai rien d’autre ! répétait Marie.

La tempête dura une grande heure ; enfin dame Eliabel enferma sa fille à double tour.

— Au couvent ! C’est au couvent des filles repenties que tu vas aller, lui lança-t-elle à travers la porte.

Et Marie s’écroula en sanglots parmi ses robes éparses.

Dame Eliabel dut attendre jusqu’au soir, pour mettre ses fils au courant, qu’ils fussent rentrés des champs. Le conseil de famille fut bref. La colère saisit les deux garçons, et Pierre, le cadet, se sentant presque fautif d’avoir jusque-là soutenu Guccio, se montra le plus exalté et le plus porté aux solutions de vengeance. On avait déshonoré leur sœur, on les avait abominablement trahis sous leur propre toit ! Un Lombard ! Un usurier ! Ils allaient le clouer par le ventre à la porte de son comptoir.