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Ils s’armèrent de leurs épieux de chasse, ressanglèrent leurs chevaux et coururent à Neauphle.

Or, ce soir-là, Guccio, trop agité pour trouver le sommeil, marchait à travers le jardin. La nuit était constellée d’étoiles, imprégnée de parfums ; le printemps d’Ile-de-France à son apogée chargeait l’air d’une fraîche saveur de sève et de rosée.

Dans le silence de la campagne, Guccio entendait avec plaisir ses semelles crisser… un pas fort, un pas faible… sur les graviers, et sa poitrine n’était pas assez large pour contenir sa joie.

« Et dire qu’il y a six mois, pensait-il, je gisais sur ce mauvais lit d’hôtel-Dieu… Comme vivre est bon ! »

Il rêvait. Alors que son destin était déjà joué, il rêvait à son bonheur futur. Il voyait déjà croître autour de lui une progéniture nombreuse, née d’un merveilleux amour, et qui mêlerait dans ses veines le libre sang siennois au noble sang de France. Il allait être le grand Baglioni, chef d’une puissante dynastie. Il songeait à franciser son nom, à devenir Balion de Neauphle ; le roi lui conférerait bien une seigneurie, et le fils que portait Marie, car il n’était pas douteux que ce fût un garçon, serait un jour armé chevalier.

Il ne sortit de ses songes qu’en entendant une galopade crépiter sur les pavés de Neauphle, et puis s’arrêter devant le comptoir ; le heurtoir de la porte résonna avec violence.

— Où est-il ce coquin, ce pendard, ce Juif ? cria une voix que Guccio reconnut aussitôt pour celle de Pierre de Cressay.

Et comme on n’ouvrait pas assez vite, des manches d’épieux se mirent à cogner sur le battant de chêne. Guccio porta la main à sa ceinture. Il n’avait pas sa dague sur lui. Le pas de Ricardo, pesant, descendait l’escalier.

— Voilà, voilà ! J’arrive ! disait le premier commis d’une voix d’homme mécontent d’être tiré de son sommeil.

Puis il y eut un bruit de verrous tirés, de barres qu’on glissait et, aussitôt après, les éclats d’une discussion furieuse dont Guccio ne saisit que des bribes.

— Où est ton maître ? Nous voulons le voir sur-le-champ !

Guccio ne percevait pas les réponses de Ricardo, mais la voix des frères Cressay reprenait, plus forte :

— Il a déshonoré notre sœur, ce chien, cet usurier ! Nous ne partirons point que nous n’ayons sa peau !

La discussion se termina par un grand cri. Ricardo venait certainement d’être frappé.

— Fais-nous de la lumière, ordonnait Jean de Cressay.

Et Guccio saisit encore la voix de Pierre qui lançait à travers la maison :

— Guccio ! Où te caches-tu ? Tu n’as donc de courage que devant les filles ? Ose donc apparaître, lâche puant !

Des volets s’étaient entrouverts aux fenêtres de la place. Les villageois écoutaient, chuchotaient, ricanaient, mais nul d’entre eux ne se montra. Un scandale est toujours divertissant ; et le tour joué à leurs petits seigneurs, à ces deux garçons qui les traitaient de si haut et les requéraient sans cesse pour des corvées, leur procurait un certain plaisir. À choisir, ils préféraient le Lombard, sans aller toutefois jusqu’à risquer la bastonnade pour lui.

Guccio ne manquait pas de bravoure ; mais il lui restait un grain de cervelle. Il eût tiré peu de profit, n’ayant pas même un stylet au côté, d’affronter deux furieux en armes.

Tandis que les frères Cressay fouillaient la maison, et passaient leur colère sur les meubles, Guccio courut à l’écurie. La nuit lui porta encore la voix de Ricardo qui gémissait :

— Mes livres ! Mes livres !

Guccio pensa : « Tant pis ; ils ne parviendront pas à faire sauter les coffres. »

La lune donnait assez de clarté pour lui permettre de passer en hâte une bride à son cheval ; il le sella à l’aveuglette, empoigna la crinière pour s’aider à monter, et s’échappa par la porte du jardin. Ce fut ainsi qu’il quitta sa banque.

Les frères Cressay, entendant son galop, se précipitèrent aux fenêtres de la maison.

— Il fuit, le couard, il fuit ! Il prend le chemin de Paris. Holà ! Manants, sus à lui ; qu’on lui coupe la route !

Personne, évidemment, ne bougea.

Les deux frères alors surgirent du comptoir et se lancèrent à la poursuite de Guccio.

Mais la monture du jeune Lombard, un coursier de belle race, sortait fraîche de sa stalle. Les chevaux des Cressay étaient de pauvres bidets de campagne, qui avaient déjà fait leur journée. Vers Rennemoulins, l’un d’eux se mit à boiter si bas qu’il fallut l’abandonner ; et les deux frères durent monter sur le même cheval qui, de surcroît, étant cornard, produisait avec les naseaux un bruit de râpe à bois.

Si bien que Guccio eut le temps de gagner une large avance. Il arriva rue des Lombards à l’aurore, et sortit son oncle du lit.

— Le moine ? Où est le moine ? lui demanda-t-il.

— Quel moine, mon garçon, que t’arrive-t-il ? Tu veux entrer dans les ordres, maintenant ?

— Mais non, oncle Spinello, ne vous moquez point. Il me faut retrouver le moine qui a prononcé mon mariage. On me poursuit et je suis en péril de la vie !

Il conta d’une traite son histoire ; il lui était indispensable d’obtenir le témoignage du moine.

Spinello Tolomei l’écoutait, un œil ouvert, l’autre fermé. Il bâilla à deux reprises, ce qui irrita Guccio.

— Ne t’agite pas tant. Le moine est mort, dit enfin Tolomei.

— Mort ?… fit Guccio.

— Eh oui ! La sottise de te marier t’aura au moins évité la sottise de mourir ; car si tu étais allé, comme Monseigneur Robert le voulait, porter son message aux alliés d’Artois, tu n’aurais sans doute plus à t’inquiéter pour les petits-neveux que tu me donnes sans que je t’y aie encouragé. Fra Vicenzo a été occis du côté de Saint-Pol par les gens de Thierry d’Hirson. Il avait sur lui cent livres à moi. Ah ! Monseigneur Robert me coûte cher !

Tolomei sonna son valet pour qu’il lui apportât un bassin d’eau tiède et ses vêtements.

— Mais comment vais-je faire, oncle Spinello ? Comment prouver que je suis vraiment l’époux de Marie ?

— Ce n’est pas là le plus important, dit Tolomei. Quand bien même ton nom et celui de ta donzelle seraient proprement écrits sur un registre, cela ne changerait rien. Tu n’en aurais pas moins épousé une fille noble sans le consentement des siens. Les gaillards qui te poursuivent peuvent bien te tirer le sang du corps, ils n’ont rien à risquer. Ils sont nobles, et ces gens-là peuvent massacrer impunément. Ils auront au plus à payer l’amende due pour la vie d’un Lombard, et qui n’est pas très élevée. Il est possible même qu’on les complimente.

— Eh bien ! Je me suis mis dans de beaux linceuls.

— Tu peux le dire, fit Tolomei en plongeant son visage dans l’eau.

Il s’ébroua une minute, se sécha avec une toile.

— Allons, ce n’est pas encore aujourd’hui que j’aurai le temps de me faire raser. Ah ! J’ai été aussi sot que toi…

Il était visiblement soucieux.

— Ce qu’il faut d’abord, c’est te mettre à couvert, reprit-il. Tu ne peux te cacher chez aucun Lombard. Si tes poursuivants ont ameuté un village, ils vont aussi bien requérir le prévôt de Paris, et ne te trouvant pas ici, envoyer le guet fouiller chez tous les nôtres. Je vais avoir bon visage, devant les autres compagnies… Laisse-moi penser… Ah si ! Il y a ton ami Boccace, le voyageur des Bardi.