— Mais mon oncle, il est Lombard autant que nous, et en outre, il est hors de France pour le moment.
— Oui, mais il plaît à une dame qui est bourgeoise de Paris et dont il a eu un enfant sans mariage. Elle est gentille personne, je le sais ; et elle, au moins, elle comprendra ton affaire. Tu vas aller lui demander gîte… Et puis, moi, je me charge de recevoir tes mignons beaux-frères quand ils se présenteront… à moins qu’ils ne se chargent de moi et que ce soir tu n’aies plus d’oncle.
— Oh ! non, vous, vous ne craignez rien. Ils sont violents, mais nobles. Ils auront le respect de votre âge.
— La belle armure que d’avoir les jambes faibles !
— Peut-être même qu’ils se seront lassés en route et qu’ils ne viendront pas.
Tolomei émergea de la robe qu’il venait de passer par-dessus sa chemise de jour.
— Cela m’étonnerait fort, répondit-il. En tout cas, ils vont déposer plainte et nous faire procès… Il me faut alerter quelque personne haut placée qui arrête l’affaire avant qu’elle fasse trop grand scandale… Je puis m’adresser à Monseigneur de Valois ; mais il promet, promet, et ne tient jamais. Monseigneur Robert ? Autant prendre les hérauts de ville et leur faire annoncer la nouvelle par trompettes.
— La reine Clémence… dit Guccio. Elle m’aimait fort pendant le voyage…
— Je t’ai déjà répondu l’autre fois. La reine va s’adresser au roi, qui s’adressera au chancelier… qui va mettre tout le Parlement sur les dents. La belle cause que nous allons soutenir.
— Et pourquoi pas Bouville ?
— Ah ! Voilà une bonne idée, s’écria Tolomei, la première que tu aies eue depuis des mois. Oui, Bouville ne brille pas par l’esprit, mais il a gardé du crédit d’avoir été le chambellan du roi Philippe. Il n’est pas compromis dans les intrigues et fait figure d’honnête homme…
— Et puis, il m’aime fort, dit Guccio.
— Oui, nous savons ! Décidément, tout le monde t’aime. Ah ! qu’un peu moins d’amour nous servirait bien ! Allez, va te cacher chez cette dame de ton ami Boccace et… de grâce ! qu’elle n’aille pas se mettre à t’aimer, elle aussi ! Moi, je vais courir à Vincennes pour parler à Bouville. Tu vois ; Bouville est probablement le seul homme qui ne me doive rien, et c’est justement à lui qu’il me faut demander quelque chose.
X
LE DEUIL ÉTAIT À VINCENNES
Quand messer Tolomei, monté sur sa mule grise et suivi de son valet, pénétra dans la première cour du manoir de Vincennes, il fut surpris d’y trouver un grand rassemblement de gens de toutes sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et bourgeois ; mais leurs mouvements s’effectuaient dans un silence total, comme si hommes, bêtes et choses avaient cessé d’émettre le moindre bruit.
On avait couvert le sol d’épaisses jonchées de paille afin d’étouffer le roulement des chars et le son des pas. Nul n’osait parler sinon à voix basse.
— Le roi se meurt… dit à Tolomei un seigneur de sa connaissance.
À l’intérieur du château, il semblait qu’il n’y eût plus aucune défense, et les archers de garde laissaient entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent pu s’introduire dans ce désordre sans que personne songeât à les arrêter. On entendait murmurer :
— L’apothicaire, faites place à l’apothicaire.
Deux officiers de l’hôtel passaient, charriant un lourd bassin d’étain couvert d’un linge, et qu’ils allaient présenter aux physiciens.
Ceux-ci, qu’on reconnaissait à leurs costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins portaient un camail brun par-dessus leur robe de bure, et sur la tête une petite calotte semblable à celle des moines ; les chirurgiens avaient la robe de toile à longues manches étroites et, de leur bonnet rond, partait une écharpe blanche qui leur couvrait les joues, la nuque et les épaules.
Tolomei se renseigna. Le roi la veille encore se portait fort bien, puisqu’il avait joué à la paume l’après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu après, on l’avait vu se plier en deux et se mettre à vomir. Dans la nuit, se tordant de douleur, il avait de lui-même demandé les sacrements.
Les physiciens n’étaient pas d’accord sur la nature de son mal ; les uns, se fondant sur les étouffements et les pertes de conscience, assuraient que l’eau froide, bue après l’effort, avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce ne pouvait être l’eau qui avait brûlé les entrailles du roi au point « qu’il faisait le sang sous lui ».
Discutant plus qu’ils n’agissaient, et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet d’un si haut patient, ils ne conseillaient que des remèdes bénins qui n’engageaient guère leur responsabilité.
Parmi les seigneurs de la cour, on se confiait à mots couverts l’affaire de l’envoûtement, en prenant l’air d’en savoir plus long qu’on n’en disait. Et puis, déjà on agitait d’autres problèmes. Qui allait prendre la régence ? Certains regrettaient que Monseigneur de Poitiers fût absent, d’autres au contraire s’en louaient. Le roi avait-il exprimé des volontés formelles à ce sujet ? On l’ignorait. Mais il avait appelé le chancelier pour lui dicter un codicille complétant ses dispositions testamentaires.
Avançant à travers cette agitation feutrée, Tolomei put parvenir jusqu’au seuil même de la chambre où le souverain agonisait entre ses chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille et de son Conseil.
Se hissant sur la pointe des pieds, le chef des banques lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d’épaules, Louis X, le buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé, réduit de moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine, l’autre au ventre, les mâchoires serrées, il gémissait.
On chuchota :
— La reine, la reine… le roi demande la reine…
Clémence était assise dans la pièce voisine, entourée de ses dames de parage, du comte de Bouville et d’Eudeline, la première lingère, dont elle tenait la main. La reine n’avait pas dormi un instant de toute la nuit. Le désespoir et l’insomnie lui étreignaient les tempes, tandis que Monseigneur de Valois, s’agitant devant elle, lui disait :
— Ma chère, ma bonne nièce, il faut vous préparer au pire.
« Mais j’y suis préparée, pensait Clémence, et n’ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de bonheur, était-ce donc tout ce à quoi j’avais droit ? Peut-être n’ai-je pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés. Le pire n’est pas la mort, puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle. Le pire est pour cet enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis n’aura pas connu, et qui ne connaîtra son père que lorsqu’il arrivera lui-même dans l’Au-delà. Pourquoi Dieu permet-il cela ? »
— Reposez-vous sur moi, ma nièce, de toutes les tâches et difficultés, et songez seulement que vous portez en vos flancs les espoirs du royaume. Votre état ne vous permet guère d’assumer la tâche de régente ; et puis les Français souffriraient mal d’être gouvernés par une main de femme étrangère. Blanche de Castille, me direz-vous ?… Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus long temps. Nos barons n’ont point encore assez appris à vous connaître. Je dois vous décharger des soins du trône, ce qui ne me changera guère, au fond…
Le chambellan, qui venait dire à la reine que le mourant la demandait, entra à cet instant ; mais Valois l’arrêta du geste, et poursuivit :