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Alors éclata un concert de lamentations stridentes. C’étaient les servantes italiennes de la maison qui se mettaient à former un chœur de pleureuses selon la tradition de leur pays.

— Un uomo cosi buono, un signore tanto generoso ! Il cielo se lè preso ! hurlait la cuisinière.

— Ahimè, ahimè ! Tanto buono, tanto generoso, reprenaient les filles d’office et de buanderie.

La jupe de dessus retroussée pour s’en couvrir la tête, elles se balançaient de gauche à droite tendant vers le plafond leurs mains jointes.

— Era corne un padre per noi tutti ! Era il protêt tore degli umili.

— Il nostro padre, il nostro protettore, l’abbiamo perduto. Ahimè ! Ahimè ! [16]

Tolomei s’était relevé et circulait à travers son personnel.

— Allez, priez, priez bien ! Oui, il était pur, oui, il était saint ! Des pécheurs, voilà ce que nous sommes, d’incurables pécheurs ! Priez aussi, jeunes gens, disait-il en appuyant sur la tête des frères Cressay. Vous aussi, la mort vous agrippera. Repentez-vous, repentez-vous !

La représentation dura un gros quart d’heure. Puis Tolomei ordonna :

— Fermez les portes, fermez les guichets. C’est jour de deuil : on ne fera point commerce ce soir.

Les serviteurs sortirent, reniflant leurs larmes. Lorsque le premier commis passa près de lui, Tolomei lui glissa :

— Surtout ne payez rien. L’or aura peut-être changé de cours demain…

Les femmes hurlaient encore en descendant l’escalier.

— Il était le bienfaiteur du peuple. Jamais, jamais plus nous n’aurons un roi aussi bon ! Ahimè

Tolomei laissa retomber la tenture qui fermait l’entrée de son cabinet.

— Et voilà, dit-il, et voilà ! Ainsi passent les gloires du monde.

Les deux Cressay, ahuris et matés, se taisaient. Leur drame personnel se trouvait noyé dans le malheur du royaume. En outre, ils éprouvaient la fatigue d’une nuit de chevauchée, et dans quel équipage !

Leur arrivée à Paris, au petit matin, montés à deux sur leur bidet cornard, et habillés des vieux vêtements qu’ils usaient aux champs, avait soulevé le rire sur leur passage. Escortés d’une escouade de gamins criards, ils s’étaient perdus dans le dédale de la Cité. Ils se sentaient le ventre creux, et leur assurance, sinon leur ressentiment, avait sérieusement faibli devant la somptuosité de la demeure Tolomei. Cette richesse partout répandue, ce personnel nombreux, bien vêtu et bien gras, ces tapisseries, ces meubles sculptés, ces émaux, ces ivoires… « Au fond, pensaient-ils chacun à part soi et sans oser le confier à l’autre, au fond, nous avons peut-être eu tort de nous montrer si chatouilleux sur le sang ; une fortune comme celle-là vaut bien un rang de seigneur. »

— Allons, mes bons amis ! dit Tolomei avec une familiarité qu’autorisait maintenant leur prière en commun ; venons-en à cette pénible affaire, puisqu’il faut vivre, après tout, et que le monde continue malgré ceux qui s’en vont. Vous voulez me parler de mon neveu, bien sûr. Le bandit, le scélérat ! M’avoir fait cela, à moi, qui l’ai comblé de bontés ! Le misérable garçon sans vergogne ! Me fallait-il cette douleur de plus aujourd’hui… Je sais, je sais tout ; il m’a fait parvenir un message ce matin. Vous voyez un homme bien éprouvé.

Il se tenait devant eux, un peu voûté, les yeux à terre, dans l’attitude du pire accablement.

— Et lâche avec cela, reprit-il. Lâche ; j’ai la honte de l’avouer, mes jeunes sires. Il n’a pas osé affronter ma colère ; il est parti pour Sienne d’un seul trait. Il doit être loin maintenant. Alors, mes amis, qu’allons-nous faire ?

Il avait l’air de s’en remettre à eux, presque de leur demander conseil.

Les deux frères le regardaient, se regardaient. Rien ne se passait comme ils l’avaient imaginé.

Tolomei les observait à travers sa paupière presque close. « C’est bon, se disait-il ; maintenant que je les ai en main, ils ne sont plus dangereux ; il ne s’agit que de trouver le moyen de les renvoyer chez eux sans rien leur avoir donné. »

Il se redressa brusquement.

— Mais je le déshérite ! Vous entendez, je le déshérite… Tu n’auras pas un sou de moi, petit misérable ! cria-t-il en agitant la main dans la vague direction de Sienne. Rien ! Jamais ! Je laisserai tout aux pauvres et aux couvents !… Et s’il me retombe sous la main, je le livre à la justice du roi. Hélas, hélas ! Le roi est mort !

Les deux autres se disposaient presque à le consoler.

Tolomei les jugea assez préparés pour qu’il pût leur prêcher la raison. Tous leurs reproches, tous leurs griefs, il les acceptait, il les approuvait ; mieux même, il les devançait. Mais maintenant, que faire ? À quoi servirait un procès, bien coûteux pour des gens sans fortune, alors que le coupable était hors d’atteinte et aurait avant six jours passé les frontières ? Était-ce cela qui réhabiliterait leur sœur ? Le scandale ne nuirait qu’à eux-mêmes. Tolomei allait se dévouer et s’efforcer de réparer le mal commis ; il avait de hautes et puissantes relations ; il était ami de Monseigneur de Valois, de Monseigneur d’Artois, de messire de Bouville… On trouverait à Marie un lieu où elle mettrait au jour son péché, dans le plus grand secret, et l’on verrait ensuite à lui donner un état. Un couvent, pour un temps, pourrait peut-être abriter son repentir. Qu’on fît confiance à Tolomei ! N’avait-il pas prouvé aux Cressay qu’il était homme de cour en faisant reporter cette créance de trois cents livres qu’il avait sur eux…

— Si j’avais voulu, votre château serait à moi depuis deux ans. L’ai-je voulu ? Non. Vous voyez bien.

Les deux frères, déjà fort ébranlés, comprirent aisément la menace que, d’un ton si paterne, le banquier faisait peser sur eux.

— Entendez-moi ; je ne vous réclame rien, ajouta-t-il.

Mais dans une affaire de justice, forcément, il serait obligé de faire état de ses comptes, et les juges pourraient s’étonner que les Cressay eussent accepté tant de dons de la part de Guccio.

Allons ! Ils étaient de braves jeunes gens ; ils allaient se diriger sur une tranquille auberge, pour y passer la nuit après s’être bien restaurés, et sans se soucier de régler la dépense. Ils attendraient là que Tolomei se soit employé pour eux ; il pensait, dès le lendemain, leur proposer des mesures apaisantes pour leur bonheur. Avant tout, éviter le scandale…

Pierre et Jean de Cressay se rendirent à ses raisons et même, en prenant congé, lui étreignirent les mains avec quelque effusion.

Après leur départ, Tolomei se laissa tomber sur une chaise. Il était las, et soufflait dans ses grosses joues sombres.

« Et maintenant, pourvu que le roi meure ! » se dit-il.

Car lorsqu’il avait quitté Vincennes, Louis X respirait encore ; mais nul n’estimait qu’il eût beaucoup d’heures devant lui.

XII

QUI SERA RÉGENT ?

Louis X Hutin expira dans la nuit du 4 au 5 juin 1316, un peu après minuit.

Pour la première fois, depuis trois cent vingt-neuf ans, un roi de France mourait sans laisser un héritier mâle auquel la couronne pût être dévolue.

Monseigneur de Valois, d’ordinaire si empressé à régler les pompes royales, qu’elles fussent nuptiales ou funèbres, se désintéressa complètement des derniers honneurs à rendre à son neveu.

Il appela le grand chambellan Mathieu de Trye, et lui donna pour toute instruction :

— Faites ainsi que la dernière fois !

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16

— Un homme si bon, un seigneur si généreux ! Le ciel l’a pris.

— Hélas, hélas ! Si bon, si généreux !

— Il était notre père à tous ! Le protecteur des humbles.

— Notre père, notre protecteur, nous l’avons perdu. Hélas, hélas !