Lui-même s’occupa de convoquer, dès les premières heures de la matinée, un Conseil, non pas à Vincennes, où une telle assemblée eût été forcément présidée par la reine, mais à Paris, au palais de la Cité.
— Laissons notre chère nièce à sa douleur, déclara-t-il, et n’ajoutons rien qui puisse nuire à son précieux fardeau.
Ce Conseil, par sa composition, ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une chambre de gouvernement. Y siégeaient Charles de la Marche, frère du défunt, Charles de Valois et Louis d’Évreux, frères de Philippe le Bel, Louis de Clermont, petit-fils de Saint Louis, Mahaut d’Artois et Robert d’Artois, respectivement petite-nièce et arrière-petit-neveu de Saint Louis, et Philippe de Valois, fils de Charles, auxquels avaient été adjoints le chancelier, l’archevêque de Sens et le comte de Bouville afin que fussent représentés la Justice, l’Église et les grands serviteurs de l’Hôtel royal.
Valois n’avait pu éviter de convier la comtesse Mahaut, qui se trouvait, avec lui-même, le seul pair du royaume présent à Paris. Ainsi la meurtrière de celui dont il s’agissait de régler, dans l’immédiat, la succession, était là, réintroduite dans ses prérogatives et se délectant secrètement de sa victoire.
Si Valois attendait une opposition de la part de Mahaut, il ne la redoutait pas. Il se pensait entièrement appuyé par le reste de la parentèle. De plus, le chancelier Mornay était sa créature ; l’archevêque Marigny avait partie liée avec lui ; quant à Bouville, on connaissait son manque d’initiative et sa docilité.
En vérité, Valois se félicitait que Philippe de Poitiers et le connétable Gaucher de Châtillon fussent tous deux absents. Avec eux, les choses eussent été moins faciles. Mais pour l’heure, ils étaient à Lyon où ils s’employaient à rameuter les cardinaux.
De la sorte, Monseigneur de Valois se sentait les coudées franches, trop franches même… Il s’assit au haut bout de la table, dans le fauteuil royal. Encore qu’il imposât à son visage l’expression du chagrin, il ne parvenait pas à masquer la satisfaction qu’il éprouvait à occuper ce siège.
— Nous sommes assemblés, dans le deuil qui nous frappe, commença-t-il, pour décider de choses urgentes qui sont le choix des deux curateurs au ventre qui doivent veiller en notre nom sur la grossesse de la reine Clémence, et aussi la désignation qu’il vous faut faire d’un régent du royaume, car il ne peut y avoir rupture de l’exercice de justice et de gouvernement. Je vous demande votre conseil.
Il employait des expressions de souverain, et se posait manifestement en détenteur des attributions royales. Son attitude choqua son demi-frère, le comte d’Évreux, dont la rigueur d’âme et la droiture de pensée, les soucis moraux, le respect des institutions s’accommodaient mal de tels procédés. C’était par l’effet d’une nature inquiète et scrupuleuse que Louis d’Évreux n’avait jamais pris de participation active au pouvoir. Mais il observait, jugeait ; et il désapprouvait presque tous les actes accomplis depuis un an sous l’inspiration de Valois.
Comme ce dernier, se répondant à lui-même, proposait que la nomination des curateurs fût remise aux soins du régent, d’Évreux, avec la brutalité soudaine qu’ont parfois les gens réfléchis, l’interrompit.
— Souffrez, mon frère, que nous parlions aussi, et ne liez donc pas, s’il se peut, toutes questions ensemble. L’aménagement de la régence est une chose dont il existe précédents aux annales du royaume, et qui veut d’être débattue devant le Conseil des pairs. La désignation des curateurs en est une autre, qui relève des proches membres de la famille, et dont nous pouvons trancher ici, en l’assistance du chancelier. Avez-vous des noms à avancer ?
Surpris par cette intervention, et plus encore par le ton déterminé sur lequel elle était faite, Charles de Valois répondit, pour gagner du temps :
— Et vous, mon frère, qui proposez-vous ?
Le comte d’Évreux se passa les doigts sur les paupières.
— Je pense, dit-il, qu’il nous faut choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez mûris pour que nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes preuves de loyauté et de dévouement envers nos rois. J’aurais incliné à vous nommer le sénéchal de Joinville, si son grand âge, qui approche cent ans, ne le rendait bien infirme… Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une fidélité qu’il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui lui montre de l’attachement…
Valois respira mieux. Si l’homélie de Louis d’Évreux n’avait d’autre fin que d’appeler Bouville à la fonction de curateur, il se sentait rassuré. Il se hâta d’accorder cette satisfaction à son frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la table, acquiesça, qui par parole, qui d’un mouvement de front ou d’un simple murmure.
Le gros Bouville se leva, les traits bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la couronne.
— C’est grand honneur, c’est grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur d’Évreux a cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal fût nommé auprès de moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l’esprit de Monseigneur Saint Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l’esprit du roi Philippe, mon maître… en moi, son serviteur.
Rarement Bouville avait prononcé une si longue phrase en Conseil, et c’étaient choses un peu subtiles pour lui que celles qu’il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ; mais tout le monde comprit son intention et le comte d’Évreux le remercia.
— À présent, dit Valois, nous pouvons aborder l’aménagement de la régence…
Il fut à nouveau interrompu, mais cette fois par Bouville, qui s’était relevé.
— Auparavant, Monseigneur…
— Qu’y a-t-il, Bouville ? demanda Valois d’un air bienveillant.
— Auparavant, Monseigneur, il me faut vous prier très humblement de quitter le siège où vous êtes, car c’est le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l’heure, est dans le sein de Madame Clémence.
Un silence suivit, pendant lequel on entendit le glas sonné par les cloches de Paris.
Valois lança vers Bouville un regard furibond ; mais il comprit qu’il lui fallait obéir et même feindre la bonne grâce. « Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et l’on a tort de leur accorder confiance. Ils ont des idées qui ne viendraient à personne. »
Les assistants, sur la droite, eurent tous à reculer d’un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un tabouret, et vint s’asseoir, les bras croisés dans l’attitude du gardien fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l’objet de tant de convoitises.
Valois adressa un signe à Robert d’Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui signifiaient en clair : « Assez de niaiseries, passons aux choses sérieuses ! » Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu’on le perdît en formalités, et ce qui se déciderait là ne pourrait qu’être ratifié par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s’imposant d’évidence, de remettre la régence à Charles de Valois.
— On ne change pas de main sur la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c’est Charles qui a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi Philippe, auquel il évita plus d’une erreur et pour lequel il gagna plus d’un combat. Il est l’aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d’habitude du labeur de roi…