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— Qu’aviez-vous à glisser ? disait l’ancien grand chambellan avec une nuance de reproche. Vous voyez, le ciel vous a puni de vos paroles impies. Mais il me punit en même temps, en me privant de votre aide quand elle me serait le plus utile. Je n’entends rien aux comptes, et je suis sûr qu’on me pille.

— Quand allez-vous repartir ? lui demandait Guccio qui voyait venir ce moment avec désespoir.

— Oh ! Mon ami, pas avant la mi-juillet !

— Peut-être serai-je remis.

— Je le souhaite. Efforcez-vous ; votre guérison me rendrait grand service.

Mais la mi-juillet arriva sans que Guccio fût rétabli. La veille du départ, Clémence de Hongrie tint à venir elle-même dire adieu au malade.

Guccio était déjà fort envié de ses compagnons d’hôpital pour les visites qu’il recevait et toutes les attentions dont on l’entourait. Il commença de prendre figure de héros lorsque la fiancée du roi de France, accompagnée de deux dames et de six chevaliers napolitains, se fit ouvrir les portes de la grand-salle de l’hôtel-Dieu.

Les frères hospitaliers, qui chantaient vêpres, se retournèrent surpris, et leurs voix s’enrouèrent. La belle princesse s’agenouilla, comme la plus humble fidèle, puis, les prières terminées, elle avança entre les lits, suivie par cent regards tragiques. Sur les couches où les malades étaient allongés tête-bêche, deux corps se dressaient pour la voir passer. Des mains de vieillards se tendaient vers elle.

Donna Clemenza ordonna aussitôt aux gens de sa suite qu’on fît aumône à tous les indigents, et qu’on donnât cent livres à la fondation.

— Mais, Madame, lui souffla Bouville, qui marchait à côté d’elle, nous n’avons pas assez d’argent pour tout payer.

— Qu’importe ! Cela vaut mieux que des coupes ciselées pour boire, ou des soieries pour nous parer. J’ai honte de penser à de semblables vanités, j’ai honte même de ma santé lorsque je vois tant de misère.

Elle apportait à Guccio un reliquaire de corps renfermant un minuscule morceau de la robe de saint Jean, « avec une goutte visible du sang du précurseur », qu’elle avait acheté fort cher à un Juif spécialisé dans ce genre de commerce. Le reliquaire était soutenu par une chaînette d’or que Guccio aussitôt se passa au cou.

— Ah ! Gentil signor Guccio, dit la princesse Clémence, j’ai chagrin de vous voir là. Vous avez fait par deux fois un long voyage pour être, auprès de messire de Bouville, le messager de bonnes nouvelles ; vous m’avez porté grand secours en mer, et vous ne serez point présent aux fêtes de mes noces !

Il faisait dans la salle une chaleur de four. Dehors, un orage menaçait. La princesse sortit de son aumônière un mouchoir, et essuya la sueur qui vernissait le visage du blessé d’un geste si naturel et si doux que Guccio en eut les larmes aux yeux.

— Mais comment ce malheur vous est-il survenu ? reprit Clémence. Je n’ai rien vu, ni point encore compris ce qui s’est passé.

— Je… j’ai cru, Madame, que vous alliez descendre, et comme la nef était encore remuée, je… j’ai voulu m’élancer pour vous présenter le bras. L’heure faisait qu’on n’y voyait guère… et voilà… le pied m’a glissé.

Il serait désormais persuadé que les choses s’étaient passées ainsi, et que ce mouvement qui l’avait poussé à sauter le premier…

— Gentil signor Guccio ! répéta Clémence tout émue. Guérissez vite, j’en aurai joie. Et venez me l’annoncer à la cour de France ; mes portes vous seront toujours ouvertes comme à un ami.

Ils échangèrent un long regard, parfaitement innocent, parce qu’elle était fille de roi et lui fils de Lombard. Placés par la naissance en d’autres situations, ils eussent pu s’aimer.

IV

LES SIGNES DU MALHEUR

Le beau temps avait été de courte durée. Les ouragans, les orages, les grêles, les pluies torrentielles qui dévastèrent cet été là l’occident de l’Europe, et dont la princesse Clémence avait déjà subi les atteintes en mer, reprirent le lendemain même de son départ de Marseille. Après une première étape à Aix-en-Provence et une autre au château d’Orgon, l’escorte entra en Avignon sous des avalanches d’eau. Le toit de cuir peint qui protégeait la litière où voyageait la princesse ruisselait aux quatre coins comme gargouilles d’église. Les garde-robes si chèrement reconstituées, les beaux vêtements neufs allaient-ils être déjà gâchés, les coffres percés par la pluie, et les selles brodées des chevaliers napolitains perdues, avant même que d’avoir ébloui les populations de France ?

À peine la troupe installée dans la ville papale, le cardinal Duèze, évêque d’Avignon, suivi de tout un clergé, vint saluer Madame Clémence de Hongrie. Visite de politique. Candidat officiel de la maison d’Anjou à l’élection pontificale, Jacques Duèze connaissait bien Donna Clemenza pour l’avoir vue grandir, alors qu’il était chancelier de la cour de Naples. Que Clémence épousât le roi de France arrangeait assez ses affaires, et il comptait un peu sur ce mariage pour gagner les voix qui lui manquaient parmi les cardinaux français.

Léger comme un daguet, en dépit de ses soixante-dix ans, Monseigneur Duèze gravit l’escalier, forçant ses diacres et camériers à courir derrière lui. Il était accompagné des deux cardinaux Colonna, provisoirement dévoués aux intérêts de Naples.

Pour recevoir toute cette pourpre, messire de Bouville secoua sa fatigue et retrouva sa dignité d’ambassadeur.

— Je vois, Monseigneur, dit-il au cardinal Duèze en le traitant comme une vieille connaissance, je vois qu’il est plus aisé de vous atteindre lorsqu’on escorte la nièce du roi de Naples que lorsqu’on vient à vous d’ordre du roi de France, et qu’il n’est plus nécessaire de battre les champs à votre recherche, comme vous m’y forçâtes l’hiver passé.

Bouville pouvait se permettre ce ton d’humour ; le cardinal avait coûté cinq mille livres au Trésor de France.

— C’est que, messire comte, répondit le cardinal, le roi Robert m’a toujours fait l’honneur, avec grande persévérance, de sa pieuse confiance ; et l’union de sa nièce, dont je sais la haute réputation de vertu, avec le trône de France exauce mes prières.

Bouville reconnaissait cette étrange voix, à la fois ardente et brisée, étouffée, feutrée de timbre mais rapide de rythme, qui l’avait tant frappé lors de la première rencontre avec le cardinal. Celui-ci, répondant à Bouville, parlait surtout pour la princesse, vers laquelle il se tournait sans cesse. Il poursuivit :

— Et puis, messire comte, les choses ont assez changé, et l’on n’aperçoit plus derrière ce qui vient de France l’ombre de Monseigneur de Marigny qui avait le pouvoir bien long, et qui ne nous était guère favorable. Est-il vrai qu’il se soit montré si infidèle dans ses comptes que votre jeune roi, dont on connaît pourtant la charité d’âme, n’ait pu le sauver d’un juste châtiment ?

— Vous savez que messire de Marigny était mon ami, répliqua Bouville avec courage. Je pense que ses commis, plutôt que lui-même, ont été infidèles. Il m’a été dur de voir un si vieux compagnon se perdre par entêtement d’orgueil à vouloir tout régenter. Je l’avais averti…

Mais Monseigneur Duèze n’était pas au bout de ses courtoises perfidies. Toujours s’adressant à Bouville, mais toujours regardant Clémence de Hongrie, il reprit :