Deux personnes seulement paraissaient ne pas approuver cette déclaration. Louis d’Évreux pensait à la France ; Mahaut d’Artois pensait à elle-même.
« Si Charles est régent, se disait-elle, ce n’est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le sien. Peut-être me suis-je trop hâtée d’expédier Louis, et aurais-je dû attendre le retour de mon gendre. Je devrais parler pour lui ; mais ne vais-je pas attirer les soupçons ? »
Évreux intervint, s’adressant de nouveau à Valois.
— Charles, si notre frère était venu à mourir pendant que notre neveu Louis était encore en enfance, qui aurait été régent de droit ?
— Forcément moi, répondit Valois en souriant comme si l’on apportait de l’eau à son moulin.
— Parce que vous étiez le premier frère. N’est-ce pas, alors, en droit, à notre neveu Philippe de Poitiers d’occuper la régence ?
Mahaut reprit espoir. Et Charles de la Marche ayant cru habile de dire que son frère Philippe ne pouvait être partout à la fois, au conclave et à Paris, elle se lança dans le débat.
— Lyon n’est pas au pays du Grand Khan ! On en revient en peu de jours… Nous ne sommes point assez nombreux pour décider dans l’instant d’une chose si grave. Des pairs du royaume, je ne vois ici que deux sur douze… Aucun duc-évêque, aucun comte-évêque ; le connétable n’est pas là, ni le duc de Bourgogne…
À ce nom, Robert d’Artois, Philippe de Valois et Louis de Clermont sursautèrent. Le duc Eudes de Bourgogne, le nouveau duc et sa mère Agnès de France, voilà bien ceux qu’on redoutait, dont il fallait se hâter de devancer les menées.[17] L’enfant de Clémence était encore à naître, en admettant qu’il naquît jamais, et l’on verrait seulement alors s’il était mâle ou femelle Eudes de Bourgogne était donc fondé à réclamer la régence, et contre Poitiers aussi bien que contre Valois, au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite. Or, on savait bien que Jeanne était bâtarde !
— Mais vous n’en savez rien, Robert ! s’écria Louis d’Évreux, les présomptions ne sont pas certitude, et Marguerite a emporté son secret dans la tombe où vous l’avez mise.
D’Évreux avait lancé ce « vous » dans une acception vague et générale, mais le géant, qui avait toutes raisons de se sentir personnellement visé, pria d’Évreux d’éclaircir son dire, ou bien de se rétracter.
— Oubliez-vous, Louis, que vous avez épousé ma propre sœur, et dois-je attendre de mon plus proche parent qu’il se fasse la trompette de mes calomniateurs ? Vous ne parleriez pas autrement si vous étiez payé par les Bourgogne.
L’incident tournait au plus mal, et l’on put craindre un instant que les deux beaux-frères ne se demandassent gage de bataille.
Une fois de plus le scandale de la tour de Nesle et ses séquelles divisaient la famille de France, et même à présent, menaçaient de diviser le royaume.
L’archevêque Marigny fit entendre alors la voix de l’Église et, prêchant la conciliation, invita les adversaires au respect de ce qu’il appela « la trêve de deuil ». À son sens, il ne fallait pas attribuer d’intention infamante aux paroles de Monseigneur d’Évreux, et le mot « tombe » dans sa bouche désignait certainement la forteresse de Château-Gaillard où Marguerite de Bourgogne avait été recluse, « comme dans une tombe », et où elle était morte.
Louis d’Évreux n’approuva ni n’infirma. Quant à Robert, il grommela :
— Après tout, Château-Gaillard est encore moins distant d’Évreux qu’il ne l’est de mon château de Conches.
La porte s’ouvrit alors sur Mathieu de Trye qui annonça qu’il avait à faire une grave communication. On le pria de parler.
— Tandis qu’on embaumait le corps du roi, dit le chambellan, un chien, qui s’était introduit sans qu’on y prêtât garde, a léché des linges qui avaient servi à ôter les entrailles.
— Et alors ? demanda Valois Est-ce là votre grande nouvelle ?
— C’est que, Messeigneurs, ce chien est aussitôt tombé en douleurs, s’est mis à geindre et à se tordre, et que le voilà pris du même mal que le roi, peut-être même est-il déjà mort maintenant.
De nouveau, on n’entendit rien d’autre que le son du glas répercuté depuis Notre-Dame. La comtesse Mahaut n’avait pas bronché, mais une atroce anxiété lui descendait au cœur. « Vais-je être découverte par la gloutonnerie d’un chien ! » se disait-elle.
— Vous pensez donc, Mathieu, qu’il y a eu poison… prononça enfin Louis d’Évreux.
— Il va falloir faire enquête, et diligemment menée, dit Charles de Valois.
Bouville, qui pendant toute la discussion s’était tenu silencieux auprès du siège royal, se leva.
— Messeigneurs, si l’on a voulu attenter à la vie du roi, il est à redouter qu’on ne veuille aussi atteindre celle de l’enfant à naître. Je demande une garde de six écuyers en armes, et à mes ordres, de jour et de nuit, pour veiller à la porte de la reine, et l’interdire à toute main criminelle.
On lui répondit d’agir comme il l’entendait. Peu après le Conseil s’ajourna au lendemain, sans avoir rien décidé de précis. Valois espérait, dans les prochaines heures, avancer ses affaires.
Sur la porte, Mahaut rejoignit Louis d’Évreux et lui dit à voix basse.
— Allez-vous envoyer un chevaucheur à Philippe, pour l’instruire de ce qui vient de se passer ?
— Certes, ma cousine, je vais le faire, et je veux avertir également notre tante Agnès.
— Alors, je vous laisse agir, puisque nous sommes d’accord en tout.
Bouville, en sortant de la séance, fut abordé par Spinello Tolomei qui l’attendait dans la cour du Palais et venait lui demander protection pour son neveu.
— Ah ! Ce cher garçon, ce bon Guccio ! répondit Bouville. Voilà le genre d’homme qu’il me faut pour m’aider à veiller sur la reine. Prompt d’esprit, vif de membres. Madame Clémence goûtait bien sa compagnie. C’est pitié qu’il ne soit pas écuyer, ni même bachelier. Mais après tout, il est des occasions où vertu vaut mieux que haute naissance.
— C’est tout juste ce que pense la demoiselle qui l’a voulu en mariage, dit Tolomei.
— Ah ! Il s’est donc marié !
Le banquier tenta d’expliquer brièvement les ennuis de Guccio. Mais Bouville écoutait mal. Il était pressé, il devait retourner sur-le-champ à Vincennes, et tenait à son idée de placer Guccio dans la garde de la reine. Tolomei souhaitait pour son neveu une charge moins voyante et plus éloignée. Si l’on avait pu le mettre à couvert auprès de quelque haute autorité ecclésiastique, un cardinal par exemple.
— Eh bien, alors, mon ami, envoyons-le à Monseigneur Duèze ! Dites à Guccio qu’il me vienne trouver à Vincennes, d’où je ne puis plus bouger désormais. Il me contera bien son affaire… Tenez, j’y songe même ! Il pourrait me rendre grand service en allant de ce côté-là. Je cherchais à qui confier une mission qui demande du secret… Oui, faites donc qu’il se hâte ; je l’attends.
Quelques heures plus tard, trois chevaucheurs, par trois itinéraires différents, galopaient vers Lyon.
Le premier chevaucheur, passant par « le grand chemin », c’est-à-dire par Essonne, Montargis et Nevers, portait sur sa cotte les armes de France. Ce chevaucheur était chargé d’une lettre par laquelle Charles de Valois annonçait à Philippe de Poitiers la mort de son frère, l’informait d’autre part de la nécessité devant laquelle il se trouvait, lui, Valois, pressé par les circonstances et désigné par les vœux du Conseil, d’exercer immédiatement la régence.
17
Eudes de Bourgogne venait de succéder à son frère Hugues V mort à Argilly au début de mai 1315 et enterré à Cîteaux, le 12 mai.