— Vous voyez qu’il n’était point nécessaire de tant s’inquiéter de cette annulation, dont vous étiez venu m’entretenir, pour votre maître. La Providence pourvoit souvent à nos souhaits… pour peu qu’on l’aide d’une main un peu ferme…
Des yeux et du visage, il semblait ajouter, à l’intention de la princesse : « Je fais en sorte de vous prévenir. Sachez à qui l’on vous marie. Si quelque chose vous trouble, à la cour de France, adressez-vous à moi. » Les hommes d’Église, même lorsqu’ils parlent beaucoup, doivent être entendus à demi-mot.
Bouville se hâta de changer de sujet, et d’interroger le prélat sur l’état du conclave.
— Toujours le même, dit Duèze, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de conclave. Les intrigues sont plus nombreuses que jamais, et si finement ourdies qu’on n’en saurait débrouiller l’écheveau. Le camerlingue emploie tous ses efforts à bien prouver qu’il ne peut nous rassembler. Nous continuons d’être dispersés, les uns à Carpentras, d’autres à Orange, nous-mêmes ici… Caëtani à Vienne…
Duèze savait que les voyageurs devaient faire arrêt à Vienne, chez une sœur de Clémence, mariée au dauphin de Viennois.[6] Aussi s’empressa-t-il de prononcer un réquisitoire chuchoté, mais féroce, contre le cardinal Francesco Caëtani, son principal adversaire.
— Il est plaisant de lui voir aujourd’hui tant de courage à défendre la mémoire de son oncle le pape Boniface. Nous ne pouvons oublier que lorsque Nogaret vint à Anagni, avec sa cavalerie, pour assiéger Boniface, Monseigneur Francesco abandonna ce bien cher parent, auquel il devait son chapeau, et s’enfuit costumé en valet. Il semble né pour la félonie comme d’autres pour le sacerdoce, déclara Duèze.
Ses yeux, animés d’une passion de vieillard, brillaient au fond d’un visage sec et creusé. À l’en croire, le Caëtani était capable des pires forfaits ; il y avait du diable chez cet homme-là…
— … et le démon, comme vous savez, peut bien s’introduire partout ; rien ne doit lui être plus plaisant que de s’asseoir en nos collèges.
Les deux Colonna, animés d’une haine ancestrale contre tout ce qui portait nom ou sang des Caëtani, approuvèrent avec force.
— Je sais bien, ajouta Duèze, que le trône de saint Pierre ne doit pas rester indéfiniment vide, et que cela est mauvais pour l’univers. Mais qu’y puis-je ? Je me suis offert à recueillir ce fardeau. Si Dieu, en me désignant, veut élever son plus humble serviteur à la place la plus haute, je suis soumis à la volonté de Dieu. Que puis-je faire de plus, messire comte ?
Après quoi, il remit en présent de noces, à Donna Clemenza, un exemplaire richement enluminé de la première partie de son Élixir, traité de science hermétique dont il était douteux que la jeune princesse pût comprendre la moindre ligne.
Puis il s’en alla, rapide et sautillant, suivi de ses prélats, diacres et camériers. Il menait déjà train de pape et, jusqu’à la limite de ses forces, empêcherait tout autre que lui d’être élu.
Le lendemain, tandis que la chevauchée princière avançait sur la route de Valence, Clémence de Hongrie demanda soudain à Bouville :
— De quoi est morte Madame Marguerite de Bourgogne ?
— Des rigueurs de la prison, Madame, et du chagrin de ses fautes, sans aucun doute.
— Que voulait dire le cardinal, en parlant de cette main ferme qui aurait aidé la Providence ?
Hugues de Bouville se troubla un peu. Il se refusait pour sa part à accorder aucun crédit aux bruits qui circulaient concernant le décès de Marguerite.
— Le cardinal est un étrange homme, dit-il. On croirait toujours qu’il s’exprime par énigme latine. Sans doute est-ce d’avoir tant étudié. J’avoue que je ne parviens pas à suivre tous les détours de son esprit. Je pense qu’il voulait dire que la geôle est régime sévère, si le geôlier est ponctuel, et qui peut suffire à abréger les jours d’une femme…
Une recrudescence de la pluie vint à propos le tirer d’affaire. On dut fermer les rideaux de cuir de la litière.
Allongée sur les coussins, balancée au pas des mules et enfermée dans ce bruit d’eau, crépitant, inlassable, Clémence de Hongrie pensait à Marguerite.
« Ainsi, le bonheur qui m’est promis, se disait-elle, je le dois à la mort d’une autre. » Elle se sentait inexplicablement liée à cette inconnue, à cette reine qu’elle allait remplacer et dont les fautes autant que le châtiment lui inspiraient effroi et pitié.
« Ses péchés ont causé son trépas, et son trépas me fait reine. » Elle y voyait comme une condamnation portée sur elle-même, et tout lui paraissait présage de malheur. La tempête, la blessure de Guccio, et ces pluies qui tournaient à la calamité… autant de signes néfastes.
Les villages traversés offraient un aspect désolé. Après un hiver de famine, alors que les récoltes s’annonçaient belles et que les paysans commençaient à reprendre courage, les intempéries en quelques jours avaient balayé tous les espoirs. L’eau, intarissable, pourrissait tout.
La Durance, la Drôme, l’Isère étaient en crue, et le Rhône qu’on longeait avait pris en grossissant une force dangereuse. Parfois, il fallait écarter de la route un arbre abattu par la tempête.
Le contraste était pénible, pour Clémence, entre la Campanie au ciel toujours bleu, aux vergers chargés de fruits d’or, et cette vallée ravagée, ces bourgades sinistres, à demi dépeuplées par la faim.
« Et plus au nord, ce sera pire encore. Je vais dans un pays dur. »
Elle eût voulu soulager toutes les misères, et faisait sans cesse arrêter sa litière pour distribuer des aumônes. Bouville était forcé de s’interposer, et s’appliquait à calmer cette ardeur de bonté.
— Si vous donnez de ce train, Madame, nous n’aurons plus de quoi gagner Paris.
Ce fut en arrivant à Vienne, chez sa sœur Béatrice, dauphine de Viennois, que Clémence apprit que Louis X venait de partir en guerre contre la Flandre.
— Seigneur mon Dieu, murmura-t-elle, vais-je être veuve avant même que d’avoir vu mon époux ? Et ne vais-je en pays de France que pour y accompagner le malheur ?
V
LE ROI PREND L’ORIFLAMME
Enguerrand de Marigny avait été accusé naguère de s’être vendu aux Flamands en négociant avec eux un traité de paix qui les avantageait. C’était même là le premier des quarante et un chefs d’accusation retenus contre lui.
Or, à peine Marigny pendu aux chaînes de Montfaucon, le comte de Flandre rompait le traité. Pour ce faire, il s’y prit de la manière la plus simple : il refusa, bien qu’il en eût reçu semonce, de venir à Paris rendre hommage au nouveau roi. Du même coup, il cessait de payer les redevances et réaffirmait ses revendications territoriales sur Lille et sur Douai.
À cette nouvelle, Louis X s’abandonna à l’une de ces colères démentes par lesquelles il croyait se montrer royal et qui lui avaient valu son surnom de Hutin ; sa rage dépassa en violence tout ce qu’il avait prouvé jusque-là.
Tournant dans son cabinet comme un blaireau en cage, les cheveux désordonnés, les joues empourprées, brisant les objets, renversant les sièges, il proféra pendant plusieurs heures des mots sans lien, interrompu seulement dans ses hurlements par des quintes de toux qui le pliaient en deux.
— La subvention ! Des gibets, il me faut des gibets ! Je rétablis la subvention… Et que fait Madame de Hongrie ? Qu’elle se hâte à cheminer ! À genoux, à genoux le comte de Flandre ! Et mon pied sur sa tête ! Bruges ? Du feu ! J’y mettrai le feu !
6
Les seigneurs souverains de Viennois portaient le nom de « dauphin » à cause du dauphin qui ornait leur casque et leurs armes, d’où la désignation de Dauphiné donnée à l’ensemble de la région sur laquelle ils exerçaient leur souveraineté, et qui comprenait : le Grésivaudan, le Roannez, le Champsaur, le Briançonnais, l’Embrunois, le Gapençais, le Viennois, le Valentinois, le Diois, le Tricastinois, et la principauté d’Orange.
Au début du XIVème siècle la souveraineté était exercée par la troisième Maison des dauphins de Vienne, celle de la Tour du Pin. Ce ne fut qu’à la fin du règne de Philippe VI de Valois, par les traités de 1343 et 1349, que le Dauphiné fut cédé par Humbert II à la couronne de France, sous condition que le fils aîné des rois de France prendrait désormais le titre de dauphin.