De part et d’autre de l’oriflamme, portée comme une relique, flottaient les deux bannières du roi, à droite la bleue fleurdelisée, à gauche celle à croix blanche.
Et l’armée se mit en marche, comprenant tous les contingents arrivés de l’Ouest, du Sud et du Sud-est, les chevaliers languedociens, les troupes de Normandie et de Bretagne. Les bannières de Bourgogne-duché, de Champagne, d’Artois et de Picardie rejoindraient en route, vers Saint-Quentin.
Ce jour-là fut un des rares ensoleillés dans un été pourri. La lumière étincelait sur les milliers de lances, les camails d’acier, les cottes de mailles, les écus de combat peints de couleurs vives. Les chevaliers se montraient les derniers perfectionnements d’armure, une nouvelle forme de cervelière qui assurait mieux le casque sur la tête, une fente de heaume qui permettait un meilleur champ de vue, ou encore quelque ailette plus enveloppante qui protégeait l’épaule des coups de masse ou faisait dévier le tranchant des épées.
Sur plusieurs lieues, à la suite des hommes d’armes, s’étirait le train des chariots à quatre roues transportant les vivres, les forges, les approvisionnements ; après quoi venaient les équipages des marchands autorisés à accompagner l’armée, et les filles follieuses par bonnes charretées sous la conduite des patrons de « bordeaux ».
Le lendemain, la pluie recommença de tomber, pénétrante, amollissant les routes, ouvrant des ornières, ruisselant sur les chapeaux de fer, coulant sous les cuirasses, plaquant le poil des chevaux. Chaque homme pesait dix livres de plus.
Et les jours suivants, la pluie, toujours la pluie…
L’ost de Flandre n’atteignit jamais Courtrai. Il s’arrêta à Bondues, près de Lille, devant la Lys gonflée qui barrait tout passage, débordait sur les champs, effaçait les chemins, détrempait la terre argileuse. Comme on ne pouvait plus avancer, le camp fut établi à cet endroit, sous le déluge.
VI
L’OST BOUEUX
À l’intérieur du tref royal, vaste tente toute brodée de fleurs de lis mais où l’on pataugeait comme ailleurs, Louis X, entouré de son plus jeune frère, Charles, nouvellement fait comte de la Marche, de son oncle le comte de Valois, de son chancelier Étienne de Mornay, écoutait le connétable Gaucher de Châtillon exposer la situation. Le rapport ne présentait rien d’encourageant.
Châtillon, comte de Porcien et sire de Crèvecœur, était connétable depuis 1284, c’est-à-dire le tout début du règne de Philippe le Bel. Il avait vu le désastre de Courtrai, la victoire de Mons-en-Pévèle, et bien d’autres batailles sur cette frontière du nord, toujours menacée, où il se trouvait pour la sixième fois de sa vie. Il avait alors soixante-cinq ans. C’était un homme de moyenne taille, bien charpenté, que les années ni la fatigue n’amoindrissaient. Son cou plissé sortant de la cuirasse, ses paupières mi-closes, et la manière qu’il avait de tourner la tête, lentement, de droite à gauche, le faisaient ressembler à une tortue. Il paraissait pesant parce qu’il était réfléchi. Sa force physique, son courage au combat imposaient le respect autant que ses compétences stratégiques. Il avait trop connu la guerre pour l’aimer encore, et ne la considérait plus que comme une nécessité politique ; il ne mâchait pas ses mots ni ne s’embarrassait de vaine gloriole.
— Sire, dit-il, les viandes et les vivres ne parviennent plus à l’ost, les chariots sont embourbés dans des fondrières à six lieues d’ici, et l’on casse les traits d’attelage à les vouloir sortir. Les hommes commencent à gronder de faim et de colère ; les bannières qui ont encore à manger doivent défendre leurs réserves contre les voisins ; les archers de Champagne et ceux du Perche en sont venus aux mains tout à l’heure, et ce serait beau voir que vos soldats se livrent bataille entre eux avant même que d’avoir affronté l’ennemi. Je vais être forcé de faire pendre, ce que je n’aime guère. Mais les gibets dressés ne remplissent pas les ventres. Nous comptons déjà plus de malades que n’en peuvent soigner les barbiers-chirurgiens ; ce sont les aumôniers, bientôt, qui auront gros travail. Voici quatre jours que cela dure et qu’on ne voit point d’amélioration à l’intempérie. Encore deux jours, la famine est déclarée, et personne ne pourra empêcher les hommes de déserter pour aller quérir pitance. Tout est moisi, tout est pourri, tout est rouillé…
En matière de preuve, il secoua le camail d’acier, dégouttant d’eau, qu’il avait ôté de ses épaules en entrant.
Le roi marchait en rond, nerveux, anxieux, agité. On entendait, dehors, des vociférations et des claquements de fouets.
— Qu’on cesse ce tumulte, cria le Hutin ; on ne s’entend plus !
Un écuyer souleva la portière du tref. La pluie continuait de tomber, torrentielle et formant devant l’entrée de la tente comme un autre rideau. Trente chevaux, enfonçant dans la boue jusque par-dessus les boulets, étaient attelés à un énorme tonneau qu’ils ne parvenaient pas à mouvoir.
— Où portez-vous ce vin ? demanda le roi aux charretiers qui barbotaient dans l’argile.
— À Monseigneur d’Artois, Sire, répondit l’un deux.
Le Hutin les regarda un moment de ses gros yeux globuleux, hocha la tête et se détourna sans rien ajouter.
— Que vous disais-je, Sire ? reprit Gaucher. Nous aurons peut-être à boire ce jour, mais demain, n’y comptez plus… Ah ! J’aurais dû vous prier plus nettement de vous en remettre à mon conseil. J’étais d’avis qu’on s’arrêtât plus tôt, en s’affermissant sur quelque hauteur, au lieu de plonger dans ce bourbier. Monseigneur de Valois et vous-même insistiez pour qu’on allât de l’avant. J’ai craint qu’on ne me prît pour couard et qu’on accusât mon âge, si j’empêchais l’ost de progresser. J’ai eu tort.
Charles de Valois s’apprêtait à répliquer, lorsque le roi demanda :
— Et les Flamands ?
— Ils sont en face, de l’autre côté de la rivière, en aussi grand nombre que nous et guère plus heureux, je pense, mais plus près de leur ravitaillement, et soutenus par le peuple de leurs bourgs. Si même l’eau vient à baisser demain, ils seront mieux préparés à nous attaquer que nous à les assaillir.
Charles de Valois haussa les épaules.
— Allons, Gaucher, la pluie vous assombrit l’humeur, dit-il. À qui ferez-vous croire qu’une bonne chevauchée chargeante ne pourrait avoir raison de cette piétaille de tisserands ? Aussitôt que nous progresserons, avec notre mur de cuirasses et notre forêt de lances, ils vont s’égailler comme moineaux.
Le comte était superbe, malgré la boue qui le couvrait, dans sa cotte de soie brodée d’or passée par-dessus son vêtement de mailles ; et certes il paraissait plus roi que le roi lui-même. Cousin de tout le monde, il l’était aussi du connétable, ayant en troisièmes noces épousé une Châtillon.
— Vous montrez assez, Charles, répliqua Gaucher, que vous ne vous trouviez pas à Courtrai voici treize ans. Vous étiez alors à guerroyer en Italie, pour le pape. Moi, j’ai vu cette piétaille de tisserands, comme vous l’appelez, mettre à mal nos chevaliers qui s’étaient trop hâtés, les renverser de leurs montures et les découper au couteau, dans leurs armures, sans daigner faire de prisonniers.
— Il faut croire alors que je manquais, dit Valois avec une suffisance qui n’était qu’à lui. Cette fois, je suis là.
Le chancelier Mornay chuchota à l’oreille du jeune comte de la Marche :
— Entre votre oncle et le connétable, il ne sera pas long que l’étincelle jaillisse ; dès qu’ils sont de front, la colère les prend seulement de se voir.