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— La pluie, la pluie ! disait Louis X avec rage. Aurais-je donc toujours toutes choses contre moi ?

Une santé incertaine, un père dont l’autorité glaciale l’avait pendant vingt-cinq ans écrasé, une épouse infidèle et scandaleuse, des ministres hostiles, un Trésor vide, des vassaux révoltés, une disette l’hiver même où commençait son règne, une tempête qui manquait d’emporter sa nouvelle femme… Sous quelle effroyable discorde de planètes, que les astrologues n’avaient pas osé lui révéler, fallait-il qu’il fût né, pour rencontrer l’adversité en chaque décision, en chaque entreprise, et finir par être vaincu, non pas même en bataille, noblement, mais par l’eau, par la boue où il venait d’enliser son armée !

À ce moment, on lui annonça une délégation des barons de Champagne, conduits par le chevalier Étienne de Saint-Phalle, et qui demandaient une révision de la charte qu’on leur avait octroyée au mois de mai. Les Champenois menaçaient de quitter l’ost s’ils n’obtenaient pas satisfaction immédiate.

— Ils choisissent bien leur jour ! s’écria le roi.

— Quand on commence à lâcher du fil, dit Gaucher en balançant sa tête de tortue, il faut s’attendre à ce que toute la pelote y passe…

Chaque bannière de l’ost présentait une physionomie particulière qui tenait autant aux caractères de sa province d’origine qu’à la personnalité de son chef. Dans celle du comte de Poitiers régnait une discipline sévère ; les alignements de tentes y étaient rigoureux, les allées dégagées et remblayées autant qu’il se pouvait, les sentinelles régulièrement espacées ; et l’on n’y manquait pas de vivres, ou pas encore. Lorsque les chariots avaient commencé de s’embourber, Poitiers avait ordonné de répartir les denrées de subsistance et d’en charger les hommes de pied. Ceux-ci avaient d’abord maugréé ; aujourd’hui, ils bénissaient Monseigneur Philippe. De même qu’il appréciait l’ordre, Poitiers appréciait le confort. Cent valets d’armes avaient été employés à creuser des fossés d’écoulement, avant de planter son tref sur un sol de rondins où l’on pouvait vivre à peu près au sec. Presque aussi riche et spacieuse que celle du roi, cette tente comprenait plusieurs appartements séparés par des tapisseries.

À cette heure où son frère s’emportait contre la députation champenoise, Philippe de Poitiers assis sur son fauteuil de campagne, son épée, son écu et son heaume posés à portée de la main, conversait tranquillement avec ses principaux bannerets.

S’adressant à l’un des bacheliers de sa suite, il lui demanda :

— Héron, avez-vous lu, comme je vous en ai prié, le livre de ce Florentin.

— Dante dei Alighieri…

— … C’est cela même… qui traite si mal ma famille, m’a-t-on dit. Il était fort protégé de Charles-Martel de Hongrie, le père de cette princesse Clémence qui bientôt nous arrive pour reine. J’aimerais savoir ce que conte son ouvrage.

— Je l’ai lu, Monseigneur, je l’ai lu, répondit Adam Héron Ce messer Dante imagine, pour commencement de sa comédie, qu’en la trente-cinquième année de son âge il se perd dans une forêt sombre où le chemin lui est barré par des animaux effrayants, à quoi messer Dante reconnaît qu’il s’est égaré du monde des vivants…

Les barons qui entouraient le comte de Poitiers se regardèrent avec surprise. Le frère du roi n’aurait jamais fini de les étonner. Voilà qu’au milieu d’un camp de guerre, et dans le désarroi où l’on était, il n’avait soudain d’autre souci que de s’entretenir de poésie, comme s’il s’était trouvé au coin du feu, en son hôtel de Paris Seul le comte d’Évreux, qui connaissait bien son neveu et l’appréciait chaque jour davantage depuis qu’il servait sous ses ordres, avait deviné l’intention « Philippe cherche à distraire ses chevaliers de cette mauvaise inaction, et, plutôt que de les laisser s’échauffer la cervelle, il les mène à rêver en attendant de les mener se battre. »

Car déjà Anseau de Joinville, Goyon de Bourçay, Jean de Beaumont, Pierre de Garancière, Jean de Clermont, s’étant assis sur des coffres, écoutaient, l’œil brillant, le récit du bachelier Héron, d’après le Dante Ces rudes hommes, brutaux souvent dans leur façon de vivre, étaient épris de mystérieux et de surnaturel, et toujours prêts à accueillir le merveilleux. Les légendes les séduisaient. Le spectacle n’était pas sans étrangeté que celui de cette assistance vêtue de fer qui suivait avec passion les allégories savantes du poète italien, s’interrogeait sur la beauté de cette dame Béatrice aimée d’un si grand amour, frémissait au souvenir de Francesca di Rimini et de Paolo Malatesta, et soudain s’esclaffait parce que Boniface VIII, en compagnie de quelques autres papes, rôtissait au dix-huitième cercle de l’enfer, dans la fosse des trompeurs et des simoniaques.

— C’est une bonne manière qu’a inventée ce clerc pour se venger de ses ennemis et soulager ses griefs, dit Philippe de Poitiers en riant. Et où donc a-t-il placé ma parenté ?

— En purgatoire, Monseigneur, répondit le bachelier qui était allé, à la demande de tous, quérir le volume copié sur gros parchemin.

— Alors, lisez-nous ce qu’il en écrit, ou plutôt traduisez, pour ceux d’entre nous qui n’entendent pas la langue d’Italie.

— Je n’ose, Monseigneur…

— Mais si, ne craignez pas. Il importe de savoir ce que pensent de nous ceux qui ne nous aiment pas.

— Messer Dante invente qu’il rencontre une ombre qui gémit bien fort. Il interroge cette ombre sur la cause de sa douleur et voici la réponse qu’il obtient :

Je fus la racine de cette plante funeste Qui projette tellement son ombre sur la terre chrétienne Que les bons fruits n’y peuvent mûrir que rarement. Si Douai, Gand, Lille et Bruges le pouvaient, Une éclatante vengeance en serait tirée ; Je la demande, cette vengeance, au souverain juge.

— Eh ! Voilà qui semble prophétique et s’accorde tout à fait au moment où nous sommes, dit le comte de Poitiers. Ce poète-là connaît bien nos ennuis de Flandre. Poursuivez…

— Je fus appelé Hugues Capet ; De moi sont issus les Louis et les Philippe Qui règnent récemment sur la France. J’étais fils d’un boucher de Paris, Lorsque les anciens rois vinrent tous à manquer Hormis un seulement, un moine en robe grise.

— Ceci est faux du tout, interrompit le comte de Poitiers en décroisant ses longues jambes C’est une mauvaise légende qu’on a fait courir ces temps-ci pour nous nuire Hugues était duc de France.[9]

Tout le temps que dura la lecture, il ne cessa de commenter avec calme, parfois avec ironie, les attaques que le poète italien, déjà illustre en son pays, portait contre la maison royale. Dante accusait Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, non seulement d’avoir assassiné l’héritier légitime du trône de Naples, mais encore d’avoir fait empoisonner saint Thomas d’Aquin.

— Voici nos cousins d’Anjou bien assaisonnés eux aussi, dit à mi-voix le comte de Poitiers.

Mais le prince français à qui Dante s’en prenait avec le plus de violence, celui auquel il réservait ses pires malédictions, c’était un autre Charles, venu ravager Florence et la percer au ventre « de la lance avec laquelle combattit Judas ».

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9

La légende qui voulait que les Capétiens descendissent d’un riche boucher de Paris fut répandue en France par la Chanson de geste de Hugues Capet, pamphlet composé aux premières années du XIVème siècle et vite oublié, sauf par Dante et plus tard par François Villon.

Dante accuse également Hugues Capet d’avoir déposé l’héritier légitime et de l’avoir enfermé dans un cloître. C’est là une confusion entre la fin des Mérovingiens et la fin des Carolingiens ; ce fut en effet le dernier roi de la première dynastie, Chilpéric III, qui fut enfermé dans un couvent. Le dernier descendant légitime de Charlemagne, à la mort de Louis V le Fainéant, était le duc Charles de Lorraine, qui voulut disputer le trône à Hugues Capet ; et ce n’est pas au cloître que le duc de Lorraine finit, mais dans une prison où l’avait jeté le duc de France.

Lorsque, au XVIème siècle, François Ier, se faisant lire sur le conseil de sa sœur la Divine Comédie, entendit le passage concernant les Capétiens, il arrêta le lecteur, s’écria : « Ah ! Le méchant poète qui honnit ma maison ! », et refusa d’écouter davantage.