– C’est absurde!
La générale remarqua seulement que Dacha avait l’air fatiguée et qu’elle était plus tranquille et plus apathique encore qu’à l’ordinaire. Après le thé, suivant leur habitude invariable, les deux femmes s’occupèrent d’un ouvrage de main. Barbara Pétrovna exigea un compte rendu détaillé des impressions que Dacha avait rapportées de son voyage à l’étranger; elle la questionna sur la nature, les villes, les populations, les mœurs, les arts, l’industrie, etc., laissant absolument de côté les Drozdoff et l’existence que Dacha avait menée chez eux. Assise près de sa bienfaitrice, devant une table à ouvrage, la jeune fille parla pendant une demi-heure d’une voix coulante, monotone et un peu faible.
– Daria, interrompit tout à coup Barbara Pétrovna, – tu n’as rien de particulier à me communiquer?
Daria réfléchit durant une seconde.
– Non, rien, répondit-elle en levant ses yeux limpides sur Barbara Pétrovna.
– Tu n’as rien sur le cœur, sur la conscience?
– Rien.
Ce mot fut prononcé d’un ton bas, mais avec une sorte de fermeté morne.
– J’en étais sûre! Sache, Daria, que je ne douterai jamais de toi. À présent, assieds-toi et écoute. Mets-toi sur cette chaise, assieds-toi en face de moi, je veux te voir tout entière. Là, c’est bien. Écoute, – veux-tu te marier?
Un long regard interrogateur, point trop étonné, du reste, fut la réponse de Dacha.
– Attends, tais-toi. D’abord, il y a une différence d’âge, une différence très grande; mais, mieux que personne, tu sais combien cela est insignifiant. Tu es raisonnable, et il ne doit pas y avoir d’erreur dans ta vie. D’ailleurs, c’est encore un bel homme. En un mot, c’est Stépan Trophimovitch que tu as toujours estimé. Eh bien?
Cette fois la physionomie de Dacha exprima plus que de la surprise, une vive rougeur colora son visage.
– Attends, tais-toi, ne te presse pas! Sans doute, je ne t’oublierai pas dans mon testament, mais si je meurs, que deviendras-tu, même avec de l’argent? On te trompera, on te volera ton argent, et tu seras perdue. Mariée à Stépan Trophimovitch, tu seras la femme d’un homme connu. Maintenant, envisage l’autre face de la question: si je viens à mourir, même en lui laissant de quoi vivre, – que deviendra-t-il? C’est sur toi que je compte. Attends, je n’ai pas fini; il est frivole, veule, dur, égoïste, il a des habitudes basses, mais apprécie-le tout de même, d’abord parce qu’il y a beaucoup pire que lui. Voyons, t’imagines-tu que je voudrais te donner à un vaurien? Ensuite et surtout tu l’apprécieras parce que c’est mon désir, fit-elle avec une irritation subite, – entends-tu? Pourquoi t’obstines-tu à ne pas répondre?
Dacha se taisait toujours et écoutait.
– Attends encore, je n’ai pas tout dit. C’est une femmelette, – mais cela n’en vaut que mieux pour toi. Une pitoyable femmelette, à vrai dire; ce ne serait pas la peine de l’aimer pour lui-même, mais il mérite d’être aimé parce qu’il a besoin de protection, aime-le pour ce motif. Tu me comprends? Comprends-tu?
Dacha fit de la tête un signe affirmatif.
J’en étais sûre, je n’attendais pas moins de toi. Il t’aimera parce qu’il le doit, il le doit; il est tenu de t’adorer! vociféra avec une véhémence particulière Barbara Pétrovna, – du reste, même en écartant cette considération, il s’amourachera de toi, je le sais. Et puis, moi-même je serai là. Ne t’inquiète pas, je serai toujours là. Il se plaindra de toi, il te calomniera, il racontera au premier venu tes prétendus torts envers lui, il geindra continuellement; habitant la même maison que toi, il t’écrira des lettres, parfois deux dans la même journée, mais il ne pourra se passer de toi, et c’est l’essentiel. Fais-toi obéir; si tu ne sais pas lui imposer ta volonté, tu seras une imbécile. Il menacera de se pendre, ne fais pas attention à cela: dans sa bouche de telles menaces ne signifient rien. Mais, sans les prendre au sérieux, ne laisse pas cependant d’ouvrir l’œil. À un moment donné il pourrait se pendre en effet: de pareilles gens se suicident, non parce qu’ils sont forts, mais parce qu’ils sont faibles. Aussi ne le pousse jamais à bout, c’est la première règle dans un ménage. Rappelle-toi en outre que Stépan Trophimovitch est un poète. Écoute, Dacha: il n’y a pas de bonheur qui l’emporte sur le sacrifice de soi-même. Et puis tu me feras un grand plaisir, et c’est là l’important. Ne prends pas ce mot pour une naïveté que j’aurais laissé échapper par mégarde; je comprends ce que je dis. Je suis égoïste, sois-le aussi. Je ne te force pas, tout dépend de toi, il sera fait comme tu l’auras décidé. Eh bien, parle!
– Cela m’est égal, Barbara Pétrovna, s’il faut absolument que je me marie, répondit Dacha d’un ton ferme.
– Absolument? À quoi fais-tu allusion? demanda la générale en attachant sur elle un regard sévère.
La jeune fille resta silencieuse.
– Quoique tu sois intelligente, tu viens de dire une sottise. Il est vrai, en effet, que je tiens absolument à te marier, mais ce n’est pas par nécessité, c’est seulement parce que cette idée m’est venue, et je ne veux te faire épouser que Stépan Trophimovitch. Si je n’avais pas ce parti en vue pour toi, je ne penserais pas à te marier tout de suite, quoique tu aies déjà vingt ans… Eh bien?
– Je ferai ce qu’il vous plaira, Barbara Pétrovna.
– Alors tu consens! Attends, tais-toi, où vas-tu donc? je n’ai pas fini. Tu étais inscrite sur mon testament pour quinze mille roubles, tu les recevras dès maintenant, – après la cérémonie nuptiale. Là-dessus, tu lui donneras huit mille roubles, c’est-à-dire pas à lui, mais à moi. Il a une dette de huit mille roubles; je la payerai, mais il faut qu’il sache que c’est avec ton argent. Il te restera sept mille roubles, ne lui en donne jamais un seul. Ne paye jamais ses dettes. Si tu le fais une fois, ce sera toujours à recommencer. Du reste, je serai là. Vous recevrez annuellement de moi douze cents roubles, et, en cas de besoins extraordinaires, quinze cents, indépendamment du logement et de la table qui seront aussi à ma charge; je vous défrayerai sous ce rapport, comme je le défraye déjà. Vous n’aurez à payer que le service. Vous toucherez en une seule fois tout le montant de la pension annuelle que je vous fais. C’est à toi, entre tes mains que je remettrai l’argent. Mais aussi sois bonne; donne-lui quelque chose de temps en temps et permets-lui de recevoir ses amis une fois par semaine; s’ils viennent plus souvent, mets-les à la porte. Mais je serai là. Si je viens à mourir, votre pension continuera à vous être servie jusqu’à son décès, tu entends, jusqu’à son décès seulement, parce que cette pension, ce n’est pas à toi que je la fais, mais à lui. Quant à toi, en dehors des sept mille roubles dont j’ai parlé tout à l’heure et que tu conserveras intégralement si tu n’es pas une bête, je te laisserai encore huit mille roubles par testament. Tu n’auras pas davantage de moi, il faut que tu le saches. Eh bien, tu consens? Répondras-tu, à la fin?
– J’ai déjà répondu, Barbara Pétrovna.
– N’oublie pas que tu es parfaitement libre: il sera fait comme tu l’as voulu.
– Permettez-moi seulement une question, Barbara Pétrovna: est-ce que Stépan Trophimovitch vous a déjà dit quelque chose?