Tous deux devaient se rendre dans le parc des Stavroguine à Skvorechniki, où, dix-huit mois auparavant, Chatoff avait enterré la presse remise entre ses mains. Situé assez loin de l’habitation, le lieu était sauvage, solitaire et des mieux choisis pour servir de cachette. De la maison Philippoff à cet endroit on pouvait compter trois verstes et demie, peut-être même quatre.
– Est-il possible que nous fassions toute la route à pied? Je vais prendre une voiture.
– N’en faites rien, je vous prie, répondit Erkel, – ils ont formellement insisté là-dessus. Un cocher est un témoin.
– Allons… diable! Peu importe, le tout est d’en finir!
Ils se mirent en marche d’un pas rapide.
– Erkel, vous êtes encore tout jeune! cria Chatoff: – avez-vous jamais été heureux?
– Vous, il paraît qu’à présent vous l’êtes fort, observa l’enseigne intrigué.
CHAPITRE VI UNE NUIT LABORIEUSE.
I
Dans la journée, Virguinsky passa deux heures à courir chez tous les nôtres : il voulait leur dire que Chatoff ne dénoncerait certainement pas, attendu que sa femme était revenue chez lui, qu’un enfant lui était né, et que, «connaissant le cœur humain», on ne pouvait pas en ce moment le considérer comme un homme dangereux. Mais, à son extrême regret, il trouva buisson creux presque partout; seuls Erkel et Liamchine étaient chez eux. Le premier fixa ses yeux clairs sur le visiteur et l’écouta en silence. Lorsque Virguinsky lui demanda nettement s’il irait au rendez-vous à six heures, il répondit avec le plus franc sourire que cela ne pouvait faire aucun doute.
Liamchine était couché et paraissait très sérieusement malade; il avait tiré la couverture sur sa tête. L’arrivée de Virguinsky l’épouvanta; dès que celui-ci eut pris la parole, le Juif sortit brusquement ses bras du lit et se mit à les agiter en suppliant qu’on le laissât en repos. Néanmoins il écouta jusqu’au bout tout ce qu’on lui dit de Chatoff, et la nouvelle que Virguinsky avait vainement cherché à voir les nôtres produisit sur lui une impression extraordinaire. Il savait déjà (par Lipoutine) la mort de Fedka, et il en parla avec agitation au visiteur qui, à son tour, fut très frappé de cet événement. À la question: «Faut-il ou non aller là?» Liamchine répondit, en remuant de nouveau les bras, qu’il était en dehors de tout, qu’il ne savait rien, et qu’on devait le laisser tranquille.
Virguinsky revint chez lui fort oppressé, fort inquiet; il lui en coûtait aussi de ne pouvoir se confier à sa famille, car il avait coutume de tout dire à sa femme, et si en ce moment une nouvelle idée, un nouveau moyen d’arranger les choses à l’amiable ne s’était fait jour dans son cerveau échauffé, il se serait peut-être mis au lit comme Liamchine. Mais la pensée qui venait de s’offrir à son esprit lui donna des forces, et même, dans son impatience de mettre ce projet à exécution, il partit avant l’heure pour le lieu du rendez-vous.
C’était un endroit très sombre situé à l’extrémité de l’immense parc des Stavroguine. Plus tard je suis allé exprès le visiter; qu’il devait paraître morne par cette humide soirée d’automne! Là commençait un ancien bois de réserve; les énormes pins séculaires formaient des tâches noires dans l’obscurité. Celle-ci était telle qu’à deux pas on pouvait à peine se voir, mais Pierre Stépanovitch et Lipoutine arrivèrent avec des lanternes; ensuite Erkel en apporta une aussi. À une époque fort reculée et pour un motif que j’ignore, on avait construit dans ce lieu, avec des pierres de roche non équarries, une grotte d’un aspect assez bizarre. La table et les petits bancs qui se trouvaient dans l’intérieur de cette grotte étaient depuis longtemps en proie à la pourriture. À deux cents pas à droite finissait le troisième étang du parc. Les trois pièces d’eau se faisaient suite: entre la première qui commençait tout près de l’habitation et la dernière qui se terminait tout au bout du parc il y avait plus d’une verste de distance. Il n’était pas à présumer qu’un bruit quelconque, un cri ou même un coup de feu pût parvenir aux oreilles des quelques personnes résidant encore dans la maison Stavroguine. Depuis le départ de Nicolas Vsévolodovitch et celui d’Alexis Egoritch, il ne restait plus là que cinq ou six individus, des domestiques invalides, pour ainsi dire. En tout cas, à supposer même que ces gens entendissent des cris, des appels désespérés, on pouvait être presque sûr que pas un ne quitterait son poêle pour courir au secours.
À six heures vingt, tous se trouvèrent réunis, à l’exception d’Erkel, qui avait été chargé d’aller chercher Chatoff. Cette fois, Pierre Stépanovitch ne se fit pas attendre; il vint accompagné de Tolkatchenko. Ce dernier était fort soucieux; sa résolution de parade, sa jactance effrontée avaient complètement disparu. Il ne quittait pas Pierre Stépanovitch, à qui tout d’un coup il s’était mis à témoigner un dévouement sans bornes: à chaque instant il s’approchait de lui d’un air affairé et lui parlait à voix basse, mais l’autre ne répondait pas ou grommelait d’un ton fâché quelques mots pour se débarrasser de son interlocuteur.
Chigaleff et Virguinsky arrivèrent plusieurs minutes avant Pierre Stépanovitch, et, dès que celui-ci parut, ils se retirèrent un peu à l’écart sans proférer un seul mot; ce silence était évidemment prémédité. Verkhovensky leva sa lanterne et alla les regarder sous le nez avec un sans façon insultant. «Ils veulent parler», pensa-t-il.
– Liamchine n’est pas là? demanda ensuite Pierre Stépanovitch à Virguinsky. – Qui est-ce qui a dit qu’il était malade?
Liamchine, qui se tenait caché derrière un arbre, se montra soudain.
– Présent! fit-il.
Le Juif avait revêtu un paletot d’hiver, et un plaid l’enveloppait des pieds à la tête, en sorte que, même avec une lanterne, il n’était pas facile de distinguer ses traits.
– Alors il ne manque que Lipoutine?
À ces mots, Lipoutine sortit silencieusement de la grotte. Pierre Stépanovitch leva de nouveau sa lanterne.
– Pourquoi vous étiez-vous fourré là? Pourquoi ne sortiez-vous pas?
– Je suppose que nous conservons tous la liberté… de nos mouvements, murmura Lipoutine qui, du reste, ne se rendait pas bien compte de ce qu’il voulait dire.
– Messieurs, commença Pierre Stépanovitch en élevant la voix, ce qui fit sensation, car jusqu’alors tous avaient parlé bas; – vous comprenez bien, je pense, que l’heure des délibérations est passée. Tout a été dit, réglé, arrêté dans la séance d’hier. Mais peut-être, si j’en juge par les physionomies, quelqu’un de vous désire prendre la parole; en ce cas je le prie de se dépêcher. Le diable m’emporte, nous n’avons pas beaucoup de temps, et Erkel peut l’amener d’un moment à l’autre…
– Il l’amènera certainement, observa Tolkatchenko.
– Si je ne me trompe, tout d’abord devra avoir lieu la remise de la typographie? demanda Lipoutine sans bien savoir pourquoi il posait cette question.
– Eh bien, naturellement, on ne laisse pas perdre ses affaires, répondit Pierre Stépanovitch en dirigeant un jet de lumière sur le visage de Lipoutine. – Mais hier il a été décidé d’un commun accord qu’on n’emporterait pas la presse aujourd’hui. Qu’il vous indique seulement l’endroit où il l’a enterrée; plus tard nous l’exhumerons nous-mêmes. Je sais qu’elle est enfouie ici quelque part, à dix pas d’un des coins de cette grotte… Mais, le diable m’emporte, comment donc avez-vous oublié cela, Lipoutine? Il a été convenu que vous iriez seul à sa rencontre et qu’ensuite nous sortirions… Il est étrange que vous fassiez cette question, ou bien est-ce que vous parlez pour ne rien dire?