La figure de Lipoutine s’assombrit, mais il ne répliqua pas. Tous se turent. Le vent agitait les cimes des pins.
– J’espère pourtant, messieurs, que chacun accomplira son devoir, déclara impatiemment Pierre Stépanovitch.
– Je sais que la femme de Chatoff est arrivée chez lui et qu’elle vient d’avoir un enfant, dit soudain Virguinsky, dont l’émotion était telle qu’il pouvait à peine parler. – Connaissant le cœur humain… on peut être sûr qu’à présent il ne dénoncera pas… car il est heureux… En sorte que tantôt je suis allé chez tout le monde, mais je n’ai trouvé personne… en sorte que maintenant il n’y a peut-être plus rien à faire…
La respiration lui manquant, il dut s’arrêter.
Pierre Stépanovitch s’avança vivement vers lui.
– Si vous, monsieur Virguinsky, vous deveniez heureux tout d’un coup, renonceriez-vous, – je ne dis pas à dénoncer, il ne peut être question de cela, – mais à accomplir un dangereux acte de civisme dont vous auriez conçu l’idée avant d’être heureux, et que vous considèreriez comme un devoir, comme une obligation pour vous, quelques risques qu’il dût faire courir à votre bonheur?
– Non, je n’y renoncerais pas! Pour rien au monde je n’y renoncerais! répondit avec une chaleur fort maladroite Virguinsky.
– Plutôt que d’être un lâche, vous préfèreriez redevenir malheureux?
– Oui, oui… Et même tout au contraire… je voudrais être un parfait lâche… c'est-à-dire non… pas un lâche, mais au contraire être tout à fait malheureux plutôt que lâche.
– Eh bien, sachez que Chatoff considère cette dénonciation comme un exploit civique, comme un acte impérieusement exigé par ses principes, et la preuve, c’est que lui-même se met dans un assez mauvais cas vis-à-vis du gouvernement, quoique sans doute, comme délateur, il doive s’attendre à beaucoup d’indulgence. Un pareil homme ne renoncera pour rien au monde à son dessein. Il n’y a pas de bonheur qui puisse le fléchir; d’ici à vingt-quatre heures il rentrera en lui-même, s’accablera de reproches et exécutera ce qu’il a projeté. D’ailleurs je ne vois pas que Chatoff ait lieu d’être si heureux parce que sa femme, après trois ans de séparation, est venue chez lui accoucher d’un enfant dont Stavroguine est le père.
– Mais personne n’a vu la dénonciation, objecta d’un ton ferme Chigaleff.
– Je l’ai vue, moi, cria Pierre Stépanovitch, – elle existe, et tout cela est terriblement bête, messieurs!
– Et moi, fit Virguinsky s’échauffant tout à coup, – je proteste… je proteste de toutes mes forces… Je veux… Voici ce que je veux: quand il arrivera, je veux que nous allions tous au-devant de lui et que nous l’interrogions: si c’est vrai, on l’en fera repentir, et s’il donne sa parole d’honneur, on le laissera aller. En tout cas, qu’on le juge, qu’on observe les formes juridiques. Il ne faut pas de guet-apens.
– Risquer l’œuvre commune sur une parole d’honneur, c’est le comble de la bêtise! Le diable m’emporte, que c’est bête, messieurs, à présent! Et quel rôle vous assumez au moment du danger!
– Je proteste, je proteste, ne cessait de répéter Virguinsky.
– Du moins, ne criez pas, nous n’entendrons pas le signal. Chatoff, messieurs… (Le diable m’emporte, comme c’est bête à présent!) Je vous ai déjà dit que Chatoff est un slavophile, c'est-à-dire un des hommes les plus bêtes… Du reste, cela ne signifie rien, vous êtes cause que je perds le fil de mes idées!… Chatoff, messieurs, était un homme aigri, et comme, après tout, il appartenait à la société, j’ai voulu jusqu’à la dernière minute espérer qu’on pourrait utiliser ses ressentiments dans l’intérêt de l’œuvre commune. Je l’ai épargné, je lui ai fait grâce, nonobstant les instructions les plus formelles… J’ai eu pour lui cent fois plus d’indulgence qu’il n’en méritait! Mais il a fini par dénoncer, eh bien, tant pis pour lui!… Et maintenant essayez un peu de lâcher! Pas un de vous n’a le droit d’abandonner l’œuvre! Vous pouvez embrasser Chatoff, si vous voulez, mais vous n’avez pas le droit de livrer l’œuvre commune à la merci d’une parole d’honneur! Ce sont les cochons et les gens vendus au gouvernement qui agissent de la sorte!
– Qui donc ici est vendu au gouvernement? demanda Lipoutine.
– Vous peut-être. Vous feriez mieux de vous taire, Lipoutine, vous ne parlez que pour parler, selon votre habitude. J’appelle vendus, messieurs, tous ceux qui canent à l’heure du danger. Il se trouve toujours au dernier moment un imbécile, qui saisi de frayeur, accourt en criant: «Ah! pardonnez-moi, et je les livrerai tous!» Mais sachez, messieurs, que maintenant il n’y a plus de dénonciation qui puisse vous valoir votre grâce. Si même on abaisse la peine de deux degrés, c’est toujours la Sibérie pour chacun, sans parler d’une autre punition à laquelle vous n’échapperez pas. Il y a un glaive plus acéré que celui du gouvernement.
Pierre Stépanovitch était furieux et la colère lui faisait dire beaucoup de paroles inutiles. Chigaleff s’avança hardiment vers lui.
– Depuis hier, j’ai réfléchi à l’affaire, commença-t-il sur un ton froid, méthodique et assuré qui lui était habituel (la terre se serait entr’ouverte sous ses pieds qu’il n’aurait pas, je crois, haussé la voix d’une seule note, ni changé un iota à son discours); après avoir réfléchi à l’affaire, je me suis convaincu que non seulement le meurtre projeté fera perdre un temps précieux qui pourrait être employé d’une façon plus pratique, mais encore qu’il constitue une funeste déviation de la voie normale, déviation qui a toujours nui considérablement à l’œuvre et qui en a retardé le succès de plusieurs dizaines d’années, en substituant à l’influence des purs socialistes celle des hommes légers et des politiciens. Mon seul but en venant ici était de protester, pour l’édification commune, contre l’entreprise projetée, et ensuite de refuser mon concours dans le moment présent que vous appelez, je ne sais pourquoi, le moment de votre danger. Je me retire – non par crainte de ce danger, non par sympathie pour Chatoff; que je ne veux nullement embrasser, mais uniquement parce que toute cette affaire est d’un bout à l’autre en contradiction formelle avec mon programme. Quant à être un délateur, un homme vendu au gouvernement, je ne le suis pas, et vous pouvez être parfaitement tranquilles en ce qui me concerne: je ne vous dénoncerai pas.
Il fit volte-face et s’éloigna.
– Le diable m’emporte, il va les rencontrer et il avertira Chatoff! s’écria Pierre Stépanovitch; en même temps il prit son revolver et l’arma. À ce bruit, Chigaleff se retourna.
– Vous pouvez être sûr que, si je rencontre Chatoff en chemin, je le saluerai peut-être, mais je ne l’avertirai pas.
– Savez-vous qu’on pourrait vous faire payer cela, monsieur Fourier?
– Je vous prie de remarquer que je ne suis pas Fourier. En me confondant avec ce fade abstracteur de quintessence, vous prouvez seulement que mon manuscrit vous est totalement inconnu, quoique vous l’ayez eu entre les mains. Pour ce qui est de votre vengeance, je vous dirai que vous avez eu tort d’armer votre revolver; en ce moment cela ne peut que vous être tout à fait nuisible. Si vous comptez réaliser votre menace demain ou après-demain, ce sera la même chose; en me brûlant la cervelle vous ne ferez que vous attirer des embarras inutiles; vous me tuerez, mais tôt ou tard vous arriverez à mon système. Adieu.