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Soudain on entendit siffler à deux cents pas de là, dans le parc, du côté de l’étang. Suivant ce qui avait été convenu la veille, Lipoutine répondit aussitôt à ce signal (ayant la bouche assez dégarnie de dents, il avait le matin même acheté dans un bazar un petit sifflet d’un kopek comme ceux dont les enfants se servent). En chemin, Erkel avait prévenu Chatoff que des coups de sifflet seraient échangés, en sorte que celui-ci ne conçut aucun soupçon.

– Ne vous inquiétez pas, à leur approche je me rangerai sur le côté et ils ne m’apercevront pas, dit à voix basse Chigaleff, puis tranquillement, sans se presser, il retourna chez lui en traversant le parc plongé dans l’obscurité.

On connaît maintenant jusqu’aux moindres détails de cet affreux drame. Les deux arrivants trouvèrent tout près de la grotte Lipoutine venu au-devant d’eux: sans le saluer, sans lui tendre la main, Chatoff entra brusquement en matière.

– Eh bien! où est donc votre bêche, fit-il d’une voix forte, – et n’avez-vous pas une autre lanterne encore? Mais n’ayez pas peur, nous sommes absolument seuls, et un coup de canon tiré ici et maintenant ne serait pas entendu à Skvorechniki. Tenez, c’est ici, voyez-vous, à cette place même.

L’endroit qu’il indiquait en frappant du pied se trouvait en effet à dix pas d’un des coins de la grotte, du côté du bois. Au même instant Tolkatchenko, jusqu’alors masqué par un arbre, fondit sur lui, et Erkel lui empoigna les bras; tandis que ceux-ci le saisissaient par derrière, Lipoutine l’assaillit par devant. En un clin d’œil Chatoff fut terrassé, et ses trois ennemis le tinrent renversé contre le sol. Alors s’élança Pierre Stépanovitch, le revolver au poing. On raconte que Chatoff eut le temps de tourner la tête vers lui et put encore le reconnaître. Trois lanternes éclairaient cette scène. Le malheureux poussa un cri désespéré, mais on le fit taire aussitôt: d’une main ferme Pierre Stépanovitch lui appliqua sur le front le canon de son revolver et pressa la détente. Sans doute la détonation ne fut pas très forte, car à Skvorechniki on n’entendit rien. Chigaleff ne se trouvait encore qu’à trois cents pas de là: naturellement il entendit et le cri de Chatoff et le coup de feu, mais, comme lui-même le déclara plus tard, il ne se retourna pas et continua son chemin. La mort fut presque instantanée. Seul Pierre Stépanovitch conserva la plénitude de sa présence d’esprit, sinon de son sang-froid; il s’accroupit sur sa victime et se mit à la fouiller; il accomplit cette besogne précipitamment, mais sans trembler. Le défunt n’avait pas d’argent sur lui (le porte-monnaie était resté sous l’oreiller de Marie Ignatievna): la perquisition opérée dans ses vêtements n’amena que la découverte de trois insignifiants chiffons de papier: une note de comptabilité, le titre d’un livre, enfin une vieille addition de restaurant qui datait du séjour de Chatoff à l’étranger, et qu’il conservait depuis deux ans, Dieu sait pourquoi. Pierre Stépanovitch fourra ces papiers dans sa poche, puis, remarquant l’inaction de ses complices qui, groupés autour du cadavre, le contemplaient sans rien faire, il entra en fureur et les invectiva grossièrement. Tolkatchenko et Erkel, rappelés à eux-mêmes, coururent chercher dans la grotte deux pierres pesant chacune vingt livres, qu’ils y avaient déposées le matin toutes préparées, c'est-à-dire solidement entourées de cordes. Comme il avait été décidé d’avance qu’on jetterait le corps dans l’étang le plus proche (le troisième), il s’agissait maintenant d’attacher ces pierres, l’une aux pieds, l’autre au cou du cadavre. Ce fut Pierre Stépanovitch qui se chargea de ce soin; Tolkatchenko et Erkel se bornèrent à tenir les pierres et à les lui passer. Tout en maugréant, Verkhovensky lia d’abord avec une corde les pieds de la victime, ensuite il y attacha la pierre que lui présenta Erkel. Cette opération fut assez longue, et, tant qu’elle dura, Tolkatchenko n’eut pas même une seule fois l’idée de déposer son fardeau à terre: respectueusement incliné, il tenait toujours sa pierre dans ses mains afin de pouvoir la donner à la première réquisition. Quand enfin tout fut terminé et que Pierre Stépanovitch se releva pour observer les physionomies des assistants, alors se produisit soudain un fait complètement inattendu, dont l’étrangeté stupéfia presque tout le monde.

Ainsi que le lecteur l’a remarqué, seuls parmi les nôtres, Tolkatchenko et Erkel avaient aidé Pierre Stépanovitch dans sa besogne. Au moment où tous s’étaient élancés vers Chatoff, Virguinsky avait fait comme les autres, mais il s’était abstenu de toute agression. Quant à Liamchine, on ne l’avait vu qu’après le coup de revolver. Ensuite, pendant les dix minutes environ que dura le travail de Pierre Stépanovitch et de ses deux auxiliaires, on aurait dit que les trois autres étaient devenus en partie inconscients. Aucun trouble, aucune inquiétude ne les agitait encore: ils ne semblaient éprouver qu’un sentiment de surprise. Lipoutine se tenait en avant de ses compagnons, tout près du cadavre. Debout derrière lui, Virguinsky regardait par-dessus son épaule avec une curiosité de badaud, il se haussait même sur la pointe des pieds pour mieux voir. Liamchine était caché derrière Virguinsky, de temps à autre seulement il levait la tête et jetait un coup d’œil furtif, après quoi il se dérobait vivement. Mais lorsque les pierres eurent été attachées et que Verkhovensky se fut relevé, Virguinsky se mit soudain à trembler de tous ses membres. Il frappa ses mains l’une contre l’autre et d’une voix retentissante s’écria douloureusement:

– Ce n’est pas cela, pas cela! Non, ce n’est pas cela du tout!

Il aurait peut-être ajouté quelque chose à cette exclamation si tardive, mais Liamchine ne lui en laissa pas le temps: le Juif, qui se trouvait derrière lui, le prit soudain à bras-le-corps, et, le serrant de toutes ses forces, commença à proférer des cris véritablement inouïs. Il y a des moments de grande frayeur, par exemple, quand on entend tout à coup un homme crier d’une voix qui n’est pas la sienne et qu’on n’aurait jamais pu lui soupçonner auparavant. La voix de Liamchine n’avait rien d’humain et semblait appartenir à une bête fauve. Tandis qu’il étreignait Virguinsky de plus en plus fort, il ne cessait de trembler, regardant tout le monde avec de grands yeux, ouvrant démesurément la bouche et trépignant des pieds. Virguinsky fut tellement épouvanté que lui-même se mit à crier comme un insensé; en même temps, avec une colère qu’on n’aurait pas attendue d’un homme aussi doux, il s’efforçait de se dégager en frappant et en égratignant Liamchine autant qu’il pouvait le faire, ce dernier se trouvant derrière lui. Erkel vint à son aide et donna au Juif une forte secousse qui l’obligea à lâcher prise; dans son effroi Virguinsky courut se réfugier dix pas plus loin. Mais alors Liamchine aperçut tout à coup Verkhovensky et s’élança vers lui en criant de nouveau. Son pied s’étant heurté contre le cadavre, il tomba sur Pierre Stépanovitch, le saisit dans ses bras, et lui appuya sa tête sur la poitrine avec une force contre laquelle, dans le premier moment, ni Pierre Stépanovitch, ni Tolkatchenko, ni Lipoutine ne purent rien. Le premier poussait des cris, vomissait des injures et accablait de coups de poing la tête obstinément appuyée contre sa poitrine; ayant enfin réussi à se dégager quelque peu, il prit son revolver et le braqua sur la bouche toujours ouverte de Liamchine; déjà Tolkatchenko, Erkel et Lipoutine avaient saisi celui-ci par les bras, mais il continuait de crier, malgré le revolver qui le menaçait. Il fallut pour le réduire au silence qu’Erkel fit de son foulard une sorte de tampon et le lui fourrât dans la bouche. Quand le Juif eut été ainsi bâillonné, Tolkatchenko lui lia les mains avec le restant de la corde.