– Quelle heure est-il?
– Juste deux heures, répondit Pierre Stépanovitch après avoir regardé sa montre, et il alluma une cigarette.
«On peut encore s’entendre, je crois», pensait-il à part soi.
– Je n’ai rien à te dire, grommela Kiriloff.
– Je me rappelle qu’une fois vous m’avez expliqué quelque chose à propos de Dieu; deux fois même. Si vous voulez vous brûler la cervelle, vous deviendrez dieu, c’est cela, je crois?
– Oui, je deviendrai dieu.
Pierre Stépanovitch ne sourit même pas; il attendait un éclaircissement. Kiriloff fixa sur lui un regard fin.
– Vous êtes un fourbe et un intrigant politique, votre but en m’attirant sur le terrain de la philosophie est de dissiper ma colère, d’amener une réconciliation entre nous et d’obtenir de moi, quand je mourrai, une lettre attestant que j’ai tué Chatoff.
– Eh bien, mettons que j’aie cette pensée canaille, répondit Pierre Stépanovitch avec une bonhomie qui ne semblait guère feinte, – qu’est-ce que tout cela peut vous faire à vos derniers moments, Kiriloff? Voyons, pourquoi nous disputons-nous, dites-le moi, je vous prie? Chacun de nous est ce qu’il est: eh bien, après? De plus, nous sommes tous deux…
– Des vauriens.
– Oui, soit, des vauriens. Vous savez que ce ne sont là que des mots.
– Toute ma vie j’ai voulu que ce ne fussent pas seulement des mots. C’est pour cela que j’ai vécu. Et maintenant encore je désire chaque jour que ce ne soient pas des mots.
– Eh bien, quoi? chacun cherche à être le mieux possible. Le poisson… je veux dire que chacun cherche le confort à sa façon; voilà tout. C’est archiconnu depuis longtemps.
– Le confort, dis-tu?
– Allons, ce n’est pas la peine de discuter sur les mots.
– Non, tu as bien dit; va pour le confort. Dieu est nécessaire et par conséquent doit exister.
– Allons, très bien.
– Mais je sais qu’il n’existe pas et ne peut exister.
– C’est encore plus vrai.
– Comment ne comprends-tu pas qu’avec ces deux idées-là il est impossible à l’homme de continuer à vivre?
– Il doit se brûler la cervelle, n’est-ce pas?
– Comment ne comprends-tu pas que c’est là une raison suffisante pour se tuer? Tu ne comprends pas que parmi des milliers de millions d’hommes il puisse s’en rencontrer un seul qui ne veuille pas, qui soit incapable de supporter cela?
– Tout ce que je comprends, c’est que vous hésitez, me semble-t-il… C’est ignoble.
Kiriloff ne parut pas avoir entendu ces mots.
– L’idée a aussi dévoré Stavroguine, observa-t-il d’un air morne en marchant dans la chambre.
Pierre Stépanovitch dressa l’oreille.
– Comment? Quelle idée? Il vous a lui-même dit quelque chose?
– Non, mais je l’ai deviné. Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas.
– Il y a autre chose encore chez Stavroguine, quelque chose d’un peu plus intelligent que cela… bougonna Pierre Stépanovitch inquiet du tour qu’avait pris la conversation et de la pâleur de Kiriloff.
«Le diable m’emporte, il ne se tuera pas», songeait-il, «je l’avais toujours pressenti; c’est une extravagance cérébrale et rien de plus; quelles fripouilles que ces gens-là!»
– Tu es le dernier qui sers avec moi: je désire que nous ne nous séparions pas en mauvais termes, fit Kiriloff avec une sensibilité soudaine.
Pierre Stépanovitch ne répondit pas tout de suite. «Le diable m’emporte, qu’est-ce encore que cela?» se dit-il.
– Croyez, Kiriloff, que je n’ai rien contre vous comme homme privé, et que toujours…
– Tu es un vaurien et un esprit faux. Mais je suis tel que toi et je me tuerai, tandis que toi, tu continueras à vivre.
– Vous voulez dire que j’ai trop peu de cœur pour me donner la mort?
Était-il avantageux ou nuisible de continuer dans un pareil moment une conversation semblable? Pierre Stépanovitch n’avait pas encore pu décider cette question, et il avait résolu de «s’en remettre aux circonstances». Mais le ton de supériorité pris par Kiriloff et le mépris nullement dissimulé avec lequel l’ingénieur ne cessait de lui parler l’irritaient maintenant plus encore qu’au début de leur entretien. Peut-être un homme qui n’avait plus qu’une heure à vivre (ainsi en jugeait, malgré tout, Pierre Stépanovitch) lui apparaissait-il déjà comme un demi cadavre dont il était impossible de tolérer plus longtemps les impertinences.
– À ce qu’il me semble, vous prétendez m’écraser de votre supériorité parce que vous allez vous tuer?
Kiriloff n’entendit pas cette observation.
– Ce qui m’a toujours étonné, c’est que tous les hommes consentent à vivre.
– Hum, soit, c’est une idée, mais…
– Singe, tu acquiesces à mes paroles pour m’amadouer. Tais-toi, tu ne comprendras rien. Si Dieu n’existe pas, je suis dieu.
– Vous m’avez déjà dit cela, mais je n’ai jamais pu le comprendre: pourquoi êtes-vous dieu?
– Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S’il n’existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d’affirmer mon indépendance.
– Votre indépendance? Et pourquoi êtes-vous tenu de l’affirmer?
– Parce que je suis devenu entièrement libre. Se peut-il que, sur toute l’étendue de la planète, personne, après avoir supprimé Dieu et acquis la certitude de son indépendance, n’ose se montrer indépendant dans le sens le plus complet du mot? C’est comme si un pauvre, ayant fait un héritage, n’osait s’approcher du sac et craignait d’être trop faible pour l’emporter. Je veux manifester mon indépendance. Dussé-je être le seul, je le ferai.
– Eh bien, faites-le.
– Je suis tenu de me brûler la cervelle, parce que c’est en me tuant que j’affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète.
– Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué; bien des gens se sont suicidés.
– Ils avaient des raisons. Mais d’hommes qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n’y en a pas encore eu: je serai le premier.
«Il ne se tuera pas», pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.
– Savez-vous une chose? observa-t-il d’un ton agacé, – à votre place, pour manifester mon indépendance, je tuerais un autre que moi. Vous pourriez de la sorte vous rendre utile. Je vous indiquerai quelqu’un, si vous n’avez pas peur. Alors, soit, ne vous brûlez pas la cervelle aujourd’hui. Il y a moyen de s’arranger.
– Tuer un autre, ce serait manifester mon indépendance sous la forme la plus basse, et tu es là tout entier. Je ne te ressemble pas: je veux atteindre le point culminant de l’indépendance et je me tuerai.
«Il a trouvé ça tout seul», grommela avec colère Pierre Stépanovitch.
– Je suis tenu d’affirmer mon incrédulité, poursuivit Kiriloff en marchant à grands pas dans la chambre. – À mes yeux, il n’y a pas de plus haute idée que la négation de Dieu. J’ai pour moi l’histoire de l’humanité. L’homme n’a fait qu’inventer Dieu, pour vivre sans se tuer: voilà le résumé de l’histoire universelle jusqu’à ce moment. Le premier, dans l’histoire du monde, j’ai repoussé la fiction de l’existence de Dieu. Qu’on le sache une fois pour toutes.