– C’est assez, Kiriloff, je vous assure que cela suffit! dit d’une voix presque suppliante Pierre Stépanovitch tremblant que l’ingénieur ne déchirât le papier: – pour qu’ils ajoutent foi à la déclaration, elle doit être conçue en termes aussi vagues et aussi obscurs que possible. Il ne faut montrer qu’un petit coin de la vérité, juste assez pour mettre leur imagination en campagne. Ils se tromperont toujours mieux eux-mêmes que nous ne pourrions les tromper, et, naturellement, ils croiront plus à leurs erreurs qu’à nos mensonges. C’est pourquoi ceci est on ne peut mieux, on ne peut mieux! Donnez! Il n’y a rien à ajouter, c’est admirable ainsi; donnez, donnez!
Il fit une nouvelle tentative pour prendre le papier. Kiriloff écoutait en écarquillant ses yeux; il avait l’air d’un homme qui tend tous les ressorts de son esprit, mais qui n’est plus en état de comprendre.
– Eh! diable! fit avec une irritation soudaine Pierre Stépanovitch, – mais il n’a pas encore signé! Qu’est-ce que vous avez à me regarder ainsi? Signez!
– Je veux les injurier… grommela Kiriloff, pourtant il prit la plume et signa.
– Mettez au-dessous: Vive la République! cela suffira.
– Bravo! s’écria l’ingénieur enthousiasmé. – Vive la République démocratique, sociale et universelle, ou la mort!… Non, non, pas cela. – Liberté, égalité, fraternité, ou la mort! Voilà, c’est mieux, c’est mieux.
Et il écrivit joyeusement cette devise au-dessous de sa signature.
– Assez, assez, ne cessait de répéter Pierre Stépanovitch.
– Attends, encore quelque chose… Tu sais, je vais signer une seconde fois, en français: «de Kiriloff, gentilhomme russe et citoyen du monde» Ha, ha, ha! Non, non, non, attends! poursuivit-il quand son hilarité se fut calmée, – j’ai trouvé mieux que cela, eurêka: «Gentilhomme séminariste russe et citoyen du monde civilisé!» Voilà qui vaut mieux que tout le reste…
Puis, quittant tout à coup le divan sur lequel il était assis, il courut prendre son revolver sur la fenêtre et s’élança dans la chambre voisine où il s’enferma. Pierre Stépanovitch, les yeux fixés sur la porte de cette pièce, resta songeur pendant une minute.
«Dans l’instant présent il peut se tuer, mais s’il se met à penser, c’est fini, il ne se tuera pas.»
En attendant, il prit un siège et examina le papier. Cette lecture faite à tête reposée le confirma dans l’idée que la rédaction du document était très satisfaisante:
– «Qu’est-ce qu’il faut pour le moment? Il faut les dérouter, les lancer sur une fausse piste. Le parc? Il n’y en a pas dans la ville; ils finiront par se douter qu’il s’agit du parc de Skvorechniki, mais il se passera du temps avant qu’ils arrivent à cette conclusion. Les recherches prendront aussi du temps. Voilà qu’ils découvrent le cadavre: c’est la preuve que la déclaration ne mentait pas. Mais si elle est vraie pour Chatoff, elle doit l’être aussi pour Fedka. Et qu’est-ce que Fedka? Fedka, c’est l’incendie, c’est l’assassinat des Lébiadkine; donc, tout est sorti d’ici, de la maison Philippoff, et ils ne s’étaient aperçus de rien, tout leur avait échappé – voilà qui va leur donner le vertige! Ils ne penseront même pas aux nôtres ; ils ne verront que Chatoff, Kiriloff, Fedka et Lébiadkine. Et pourquoi tous ces gens là se sont-ils tués les uns les autres? – encore une petite question que je leur dédie. Eh! diable, mais on n’entend pas de détonation!…»
Tout en lisant, tout en admirant la beauté de son travail littéraire, il ne cessait d’écouter, en proie à des transes cruelles, et – tout à coup la colère s’empara de lui. Dévoré d’inquiétude, il regarda l’heure à sa montre: il se faisait tard; dix minutes s’étaient écoulées depuis que Kiriloff avait quitté la chambre… Il prit la bougie et se dirigea vers la porte de la pièce où l’ingénieur s’était enfermé. Au moment où il s’en approchait, l’idée lui vint que la bougie tirait à sa fin, que dans vingt minutes elle serait entièrement consumée, et qu’il n’y en avait pas d’autre. Il colla tout doucement son oreille à la serrure et ne perçut pas le moindre bruit. Tout à coup il ouvrit la porte et haussa un peu la bougie: quelqu’un s’élança vers lui en poussant une sorte de rugissement. Il claqua la porte de toute sa force et se remit aux écoutes, mais il n’entendit plus rien – de nouveau régnait un silence de mort.
Il resta longtemps dans cette position, ne sachant à quoi se résoudre et tenant toujours le chandelier à la main. La porte n’avait été ouverte que durant une seconde, aussi n’avait-il presque rien vu; pourtant le visage de Kiriloff qui se tenait debout au fond de la chambre, près de la fenêtre, et la fureur de bête fauve avec laquelle ce dernier avait bondi vers lui, – cela, Pierre Stépanovitch avait pu le remarquer. Un frisson le saisit, il déposa en toute hâte la bougie sur la table, prépara son revolver, et, marchant sur la pointe des pieds, alla vivement se poster dans le coin opposé, de façon à n’être pas surpris par Kiriloff, mais au contraire à le prévenir, si celui-ci, animé de sentiments hostiles, faisait brusquement irruption dans la chambre.
Quant au suicide, Pierre Stépanovitch à présent n’y croyait plus du tout! «Il était au milieu de la chambre et réfléchissait», pensait-il. «D’ailleurs, cette pièce sombre, terrible… il a poussé un cri féroce et s’est précipité vers moi – cela peut s’expliquer de deux manières: ou bien je l’ai dérangé au moment où il allait presser la détente, ou… ou bien il était en train de se demander comment il me tuerait. Oui, c’est cela, voilà à quoi il songeait. Il sait que je ne m’en irai pas d’ici avant de lui avoir fait son affaire, si lui-même n’a pas le courage de se brûler la cervelle, – donc, pour ne pas être tué par moi, il faut qu’il me tue auparavant… Et le silence qui règne toujours là! C’est même effrayant: il ouvrira tout d’un coup la porte… Ce qu’il y a de dégoûtant, c’est qu’il croit en Dieu plus qu’un pope… Jamais de la vie il ne se suicidera!… Il y a beaucoup de ces esprits-là maintenant. Fripouille! Ah! diable, la bougie, la bougie! dans un quart d’heure elle sera entièrement consumée… Il faut en finir; coûte que coûte, il faut en finir… Eh bien, à présent je peux le tuer… Avec ce papier, on ne me soupçonnera jamais de l’avoir assassiné: je pourrai disposer convenablement le cadavre, l’étendre sur le parquet, lui mettre dans la main un revolver déchargé; tout le monde croira qu’il s’est lui-même… Ah! diable, comment donc le tuer? Quand j’ouvrirai la porte, il s’élancera encore et me tirera dessus avant que j’aie pu faire usage de mon arme. Eh, diable, il me manquera, cela va s’en dire!»
Sa situation était atroce, car il ne pouvait se résoudre à prendre un parti dont l’urgence, l’inéluctable nécessité s’imposait à son esprit. À la fin pourtant il saisit la bougie et de nouveau s’approcha de la porte, le revolver au poing. Sa main gauche se posa sur le bouton de la serrure; cette main tenait le chandelier; le bouton rendit un son aigre. «Il va tirer!» pensa Pierre Stépanovitch. Il poussa la porte d’un violent coup de pied, leva la bougie et tendit son revolver devant lui; mais ni détonation, ni cri… Il n’y avait personne dans la chambre.
Il frissonna. La pièce ne communiquait avec aucune autre, toute évasion était impossible. Il haussa davantage la bougie et regarda attentivement: personne. «Kiriloff!» fit-il, d’abord à demi-voix, puis plus haut; cet appel resta sans réponse.
«Est-ce qu’il se serait sauvé par la fenêtre?»