– Vous règlerez dans la chambre, entrez, répondit le moujik.
– Oui, c’est cela, approuva la femme.
Stépan Trophimovitch monta un petit perron aux marches branlantes.
«Mais comment cela est-il possible?» murmurait-il non moins inquiet que surpris, pourtant il entra dans la maison. «Elle l’a voulu», se dit-il avec un déchirement de cœur, et soudain il oublia encore tout, même le lieu où il se trouvait.
C’était une cabane de paysan, claire, assez propre, et comprenant deux chambres. Elle ne méritait pas, à proprement parler, le nom d’auberge, mais les voyageurs connus des gens de la maison avaient depuis longtemps l’habitude d’y descendre. Sans penser à saluer personne, Stépan Trophimovitch alla délibérément s’asseoir dans le coin de devant, puis il s’abandonna à ses réflexions. Toutefois il ne laissa pas d’éprouver l’influence bienfaisante de la chaleur succédant à l’humidité dont il avait souffert pendant ses trois heures de voyage. Comme il arrive toujours aux hommes nerveux quand ils ont la fièvre, en passant brusquement du froid au chaud Stépan Trophimovitch sentit un léger frisson lui courir le long de l’épine dorsale, mais cette sensation même était accompagnée d’un étrange plaisir. Il leva la tête, et une délicieuse odeur chatouilla son nerf olfactif: la maîtresse du logis était en train de faire des blines. Il s’approcha d’elle avec un sourire d’enfant et se mit tout à coup à balbutier:
– Qu’est-ce que c’est? Ce sont des blines? Mais… c’est charmant.
– En désirez-vous, monsieur? demanda poliment la femme.
– Oui, justement, j’en désire, et… je vous prierais aussi de me donner du thé, répondit avec empressement Stépan Trophimovitch.
– Vous voulez un samovar? Très volontiers.
On servit les blines sur une grande assiette ornée de dessins bleus. Ces savoureuses galettes de village qu’on fait avec de la farine de froment et qu’on arrose de beurre frais furent trouvées exquises par Stépan Trophimovitch.
– Que c’est bon! Que c’est onctueux! Si seulement on pouvait avoir un doigt d’eau-de-vie?
– Ne désirez-vous pas un peu de vodka, monsieur?
– Justement, justement, une larme, un tout petit rien.
– Pour cinq kopeks alors?
– Pour cinq, pour cinq, pour cinq, pour cinq, un tout petit rien, acquiesça avec un sourire de béatitude Stépan Trophimovitch.
– Demandez à un homme du peuple de faire quelque chose pour vous: s’il le peut et le veut, il vous servira de très bonne grâce. Mais priez-le d’aller vous chercher de l’eau-de-vie, et à l’instant sa placide serviabilité accoutumée fera place à une sorte d’empressement joyeux: un parent ne montrerait pas plus de zèle pour vous être agréable. En allant chercher la vodka, il sait fort bien que c’est vous qui la boirez et non lui, – n’importe, il semble prendre sa part de votre futur plaisir. Au bout de trois ou quatre minutes (il y avait un cabaret à deux pas de la maison) le flacon demandé se trouva sur la table, ainsi qu’un grand verre à patte.
– Et c’est tout pour moi! s’exclama d’étonnement Stépan Trophimovitch – j’ai toujours eu de l’eau-de-vie chez moi, mais j’ignorais encore qu’on pouvait en avoir tant que cela pour cinq kopeks.
Il remplit le verre, se leva et se dirigea avec une certaine solennité vers l’autre coin de la chambre, où était assise sa compagne de voyage, la femme aux noirs sourcils, dont les questions l’avaient excédé pendant la route. Confuse, la paysanne commença par refuser, mais, après ce tribut payé aux convenances, elle se leva, but l’eau-de-vie à petits coups, comme boivent les femmes, et, tandis que son visage prenait une expression de souffrance extraordinaire, elle rendit le verre en faisant une révérence à Stépan Trophimovitch. Celui-ci, à son tour, la salua gravement et retourna non sans fierté à sa place.
Il avait agi ainsi par une sorte d’inspiration subite: une seconde auparavant il ne savait pas encore lui-même qu’il allait régaler la paysanne.
«Je sais à merveille comment il faut en user avec le peuple», pensait-il tout en se versant le reste de l’eau-de-vie; il n’y en avait plus un verre, néanmoins la liqueur le réchauffa et l’entêta même un peu.
«Je suis malade tout à fait, mais ce n’est pas trop mauvais d’être malade.»
– Voulez-vous acheter?… fit près de lui une douce voix de femme.
Levant les yeux, il aperçut avec surprise devant lui une dame – une dame, et elle en avait l’air - déjà dans la trentaine et dont l’extérieur était fort modeste. Vêtue comme à la ville, elle portait une robe de couleur foncée, et un grand mouchoir gris couvrait ses épaules. Sa physionomie avait quelque chose de très affable qui plut immédiatement à Stépan Trophimovitch. Elle venait de rentrer dans l’izba où ses affaires étaient restées sur un banc, près de la place occupée par le voyageur. Ce dernier se rappela que tout à l’heure, en pénétrant dans la chambre, il avait remarqué là, entre autres objets, un portefeuille et un sac en toile cirée. La jeune femme tira de ce sac deux petits livres élégamment reliés, avec des croix en relief sur les couvertures, et les offrit à Stépan Trophimovitch.
– Eh… mais je crois que c’est l’Évangile; avec le plus grand plaisir… Ah! maintenant je comprends… Vous êtes ce qu’on appelle une colporteuse de livres; j’ai lu à différentes reprises… C’est cinquante kopeks?
– Trente-cinq, répondit la colporteuse.
– Avec le plus grand plaisir. Je n’ai rien contre l’Évangile, et… Depuis longtemps je me proposais de le relire…
Il songea soudain que depuis trente ans au moins il n’avait pas lu l’Évangile et qu’une seule fois, sept ans auparavant, il avait eu un vague souvenir de ce livre, en lisant la Viede Jésus de Renan. Comme il était sans monnaie, il prit dans sa poche ses quatre billets de dix roubles – tout son avoir. Naturellement, la maîtresse de la maison se chargea de les lui changer; alors seulement il s’aperçut, en jetant un coup d’œil dans l’izba, qu’il s’y trouvait un assez grand nombre de gens, lesquels depuis quelque temps déjà l’observaient et paraissaient s’entretenir de lui. Ils causaient aussi de l’incendie du Zariétchié; le propriétaire du chariot et de la vache, arrivant de la ville, parlait plus qu’aucun autre. On disait que le sinistre était dû à la malveillance, que les incendiaires étaient des ouvriers de l’usine Chpigouline.
«C’est singulier», pensa Stépan Trophimovitch, «il ne m’a pas soufflé un mot de l’incendie pendant la route, et il a parlé de tout.»
– Batuchka, Stépan Trophimovitch, est-ce vous que je vois, monsieur? Voilà une surprise!… Est-ce que vous ne me reconnaissez pas? s’écria un homme âgé qui rappelait le type du domestique serf d’autrefois; il avait le visage rasé et portait un manteau à long collet. Stépan Trophimovitch eut peur en entendant prononcer son nom.
– Excusez-moi, balbutia-t-il, – je ne vous remets pas du tout…
– Vous ne vous souvenez pas de moi? Mais je suis Anisim Ivanoff. J’étais au service de feu M. Gaganoff, et que de fois, monsieur, je vous ai vu avec Barbara Pétrovna chez la défunte Avdotia Serguievna! Elle m’envoyait vous porter des livres, et deux fois je vous ai remis de sa part des bonbons de Pétersbourg…