III
C’était Barbara Pétrovna elle-même qui arrivait dans une voiture à quatre places, avec Daria Pavlovna et deux laquais. Cette apparition inattendue s’expliquait le plus naturellement du monde: Anisim, qui se mourait de curiosité, était allé chez la générale dès le lendemain de son arrivée à la ville et avait raconté aux domestiques qu’il avait rencontré Stépan Trophimovitch seul dans un village, que des paysans l’avaient vu voyageant seul à pied sur la grande route, qu’enfin il était parti en compagnie de Sophie Matvievna pour Oustiévo, d’où il devait se rendre à Spassoff. Comme, de son côté, Barbara Pétrovna était déjà fort inquiète et cherchait de son mieux le fugitif, on l’avertit immédiatement de la présence d’Anisim. Après que celui-ci l’eût mise au courant des faits rapportés plus haut, elle donna ordre d’atteler et partit en toute hâte pour Oustiévo. Quant à la maladie de son ami, elle n’en avait encore aucune connaissance.
Sa voix dure et impérieuse intimida les logeurs eux-mêmes. Elle ne s’était arrêtée que pour demander des renseignements, persuadée que Stépan Trophimovitch se trouvait depuis longtemps déjà à Spassoff; mais, en apprenant qu’il n’avait pas quitté la maison et qu’il était malade, elle entra fort agitée dans l’izba.
– Eh bien, où est-il? Ah! c’est toi! cria-t-elle à la vue de Sophie Matvievna, qui justement se montrait sur le seuil de la seconde pièce; – à ton air effronté, j’ai deviné que c’était toi! Arrière, coquine! Qu’elle ne reste pas une minute de plus ici! Chasse-la, ma mère, sinon je te ferai mettre en prison pour toute ta vie! Qu’on la garde pour le moment dans une autre maison! À la ville, elle a déjà été emprisonnée et elle le sera encore. Je te prie, logeur, de ne laisser entrer personne ici, tant que j’y serai. Je suis la générale Stavroguine, et je prends pour moi toute la maison. Mais toi, ma chère, tu me rendras compte de tout.
Le son de cette voix qu’il connaissait bien effraya Stépan Trophimovitch. Il se mit à trembler. Mais déjà Barbara Pétrovna était dans la chambre. Ses yeux lançaient des flammes; avec son pied elle attira à elle une chaise, se renversa sur le dossier et interpella violemment Daria Pavlovna:
– Retire-toi pour le moment, reste avec les logeurs. Qu’est-ce que cette curiosité? Aie soin de bien fermer la porte en t’en allant.
Pendant quelque temps elle garda le silence et attacha sur le visage effaré du malade un regard d’oiseau de proie.
– Eh bien, comment vous portez-vous, Stépan Trophimovitch? Vous faisiez un petit tour de promenade? commença-t-elle soudain avec une ironie pleine de colère.
– Chère, balbutia-t-il dans son émoi, – j’étudiais la vraie vie russe… et je prêcherais l’Évangile…
– Ô homme effronté, ingrat! vociféra-t-elle tout à coup en frappant ses mains l’une contre l’autre. – Ce n’était pas assez pour vous de me couvrir de honte, vous vous êtes lié… Oh! vieux libertin, homme sans vergogne!
– Chère…
La voix lui manqua, tandis qu’il considérait la générale avec des yeux dilatés par la frayeur.
– Qui est-elle?
– C’est un ange… c’était plus qu’un ange pour moi, toute la nuit elle… Oh! ne criez pas, ne lui faites pas peur, chère, chère…
Barbara Pétrovna se dressa brusquement sur ses pieds: «De l’eau, de l’eau!» fit-elle d’un ton d’épouvante; quoique Stépan Trophimovitch eût repris ses sens, elle continuait à regarder, pâle et tremblante, son visage défait; maintenant seulement elle se doutait de la gravité de sa maladie.
– Daria, dit-elle tout bas à la jeune fille, – il faut faire venir immédiatement le docteur Zaltzfisch; qu’Alexis Égorovitch parte tout de suite; il prendra des chevaux ici, et il ramènera de la ville une autre voiture. Il faut que le docteur soit ici ce soir.
Dacha courut transmettre l’ordre de la générale. Le regard de Stépan Trophimovitch avait toujours la même expression d’effroi, ses lèvres blanches frémissaient, Barbara Pétrovna lui parlait comme à un enfant:
– Attends, Stépan Trophimovitch, attends, mon chéri! Eh bien, attends donc, attends, Daria Pavlovna va revenir et… Ah! mon Dieu, ajouta-t-elle, – logeuse, logeuse, mais viens donc, toi du moins, matouchka!
Dans son impatience, elle alla elle-même trouver la maîtresse de la maison.
– Fais revenir celle-là tout de suite, à l’instant. Ramène-la, ramène-la!
Par bonheur, Sophie Matvievna n’était pas encore sortie de la maison; elle allait franchir le seuil de la porte avec son sac et son petit paquet, quand on lui fit rebrousser chemin. Sa frayeur fut telle qu’elle se mit à trembler de tous ses membres. Barbara Pétrovna la saisit par le bras comme un milan fond sur un poulet, et, d’un mouvement impétueux, l’entraîna auprès de Stépan Trophimovitch.
– Eh bien, tenez, la voilà. Je ne l’ai pas mangée. Vous pensiez que je l’avais mangée.
Stépan Trophimovitch prit la main de Barbara Pétrovna, la porta à ses yeux, puis, dans un accès d’attendrissement maladif, commença à pleurer et à sangloter.
– Allons, calme-toi, calme-toi, allons, mon cher, allons, batuchka! Ah! mon Dieu, mais calmez-vous donc! cria avec colère la générale. – Oh! bourreau, mon éternel bourreau!
– Chère, balbutia enfin Stépan Trophimovitch en s’adressant à Sophie Matvievna, – restez-là, chère, j’ai quelque chose à dire ici…
Sophie Matvievna se retira aussitôt.
– Chérie… chérie… fit il d’une voix haletante.
– Ne parlez pas maintenant, Stépan Trophimovitch, attendez un peu, reposez-vous auparavant. Voici de l’eau. Mais attendez donc!
Barbara Pétrovna se rassit sur la chaise. Le malade lui serrait la main avec force. Pendant longtemps elle l’empêcha de parler. Il se mit à baiser la main de la générale tandis que celle-ci, les lèvres serrées, regardait dans le coin.
– Je vous aimais! laissa-t-il échapper à la fin. Jamais encore Barbara Pétrovna ne l’avait entendu proférer une telle parole.
– Hum, grommela-t-elle.
– Je vous aimais toute ma vie… vingt ans!
Elle se taisait toujours. Deux minutes, trois minutes s’écoulèrent ainsi.
– Et comme il s’était fait beau pour Dacha, comme il s’était parfumé!… dit-elle tout à coup d’une voix sourde mais menaçante, qui stupéfia Stépan Trophimovitch.
– Il avait mis une cravate neuve…
Il y eut de nouveau un silence pendant deux minutes.
– Vous vous rappelez le cigare?
– Mon amie, bégaya-t-il terrifié.
– Le cigare, le soir, près de la fenêtre… au clair de la lune… après notre entrevue sous la charmille… à Skvorechniki? T’en souviens-tu? T’en souviens-tu?