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– Se peut-il qu’il n’y ait plus aucun espoir? demanda-t-elle en pâlissant.

– Il n’en reste plus guère, mais…

Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit impatiemment le lever du jour. Dès que le malade eut ouvert les yeux (il avait toujours sa connaissance, quoiqu’il s’affaiblît d’heure en heure), elle l’interpella du ton le plus résolu:

– Stépan Trophimovitch, il faut tout prévoir. – J’ai envoyé chercher un prêtre. Vous êtes tenu d’accomplir le devoir…

Connaissant les convictions de celui à qui elle s’adressait, la général craignait fort que sa demande ne fût repoussée. Il la regarda d’un air surpris.

– C’est absurde, c’est absurde! vociféra-t-elle, croyant déjà à un refus; – à présent il ne s’agit plus de jouer à l’esprit fort, le temps de ces gamineries est passé.

– Mais… est-ce que je suis malade?

Il devint pensif et consentit. Je fus fort étonné quand plus tard Barbara Pétrovna m’apprit que la mort ne l’avait nullement effrayé. Peut-être ne la croyait-il pas si prochaine, et continuait-il à regarder sa maladie comme une bagatelle.

Il se confessa et communia de très bonne grâce. Tout le monde, y compris Sophie Matvievna et les domestiques eux-mêmes, vint le féliciter d’avoir reçu les sacrements. Tous, jusqu’au dernier, avaient peine à retenir leurs larmes en voyant le visage décharné, les lèvres blêmes et tremblantes du moribond.

– Oui, mes amis, et je m’étonne seulement que vous soyez si… préoccupés. Demain sans doute je me lèverai, et nous… partirons… Toute cette cérémonie… que je considère, cela va sans dire, avec tout le respect voulu… était…

Le pope s’était déjà dépouillé de ses ornements sacerdotaux, Barbara Pétrovna le retint:

– Je vous prie instamment, batuchka, de rester avec le malade; on va servir le thé; parlez-lui, s’il vous plaît, des choses divines pour l’affermir dans la foi.

L’ecclésiastique prit la parole; tous étaient assis ou debout autour du lit de Stépan Trophimovitch.

– À notre époque de péché, commença le pope en tenant à la main sa tasse de thé, – la foi au Très Haut est l’unique refuge du genre humain dans toutes les épreuves et tribulations de la vie, aussi bien que dans l’espoir du bonheur éternel promis aux justes…

Stépan Trophimovitch parut tout ranimé; un fin sourire glissa sur ses lèvres.

– Mon père, je vous remercie, et vous êtes bien bon, mais…

– Pas de mais, pas de mais! s’écria Barbara Pétrovna bondissant de dessus son siège. – Batuchka, dit-elle au pope, – c’est un homme qui… dans une heure il faudra encore le confesser! Voilà l’homme qu’il est!

Le malade eut un sourire contenu.

– Mes amis, déclara-t-il, – Dieu m’est nécessaire, parce que c’est le seul être qu’on puisse aimer éternellement…

Croyait-il réellement, ou bien l’imposante solennité du sacrement qui venait de lui être administré agissait-elle sur sa nature artistique? Quoi qu’il en soit, il prononça d’une voix ferme et, dit-on, avec beaucoup de sentiment quelques mots qui étaient la négation formelle de ses anciens principes.

– Mon immortalité est nécessaire, parce que Dieu ne voudrait pas commettre une iniquité, éteindre à tout jamais la flamme de l’amour divin, une fois qu’elle s’est allumée dans mon cœur. Et qu’y a-t-il de plus précieux que l’amour? L’amour est supérieur à l’existence, l’amour est la couronne de la vie, et comment se pourrait-il que la vie ne lui fût pas soumise? Si j’ai aimé Dieu, si je me suis réjoui de mon amour, est-il possible qu’il nous éteigne, moi et ma joie, qu’il nous fasse rentrer l’un et l’autre dans le néant? Si Dieu existe, je suis immortel! Voilà ma profession de foi.

– Dieu existe, Stépan Trophimovitch, je vous assure qu’il existe, fit d’un ton suppliant Barbara Pétrovna, – rétractez-vous, renoncez à toutes vos sottises au moins une fois dans votre vie! (Évidemment elle n’avait pas du tout compris la «profession de foi» du malade.)

– Mon amie, reprit-il avec une animation croissante, quoique sa voix s’arrêtât souvent dans son gosier, – mon amie, quand j’ai compris… cette joue tendue… alors aussi j’ai compris plusieurs autres choses… J’ai menti toute ma vie, toute, toute ma vie! Je voudrais… du reste demain… Demain nous partirons tous.

Barbara Pétrovna fondit en larmes. Stépan Trophimovitch cherchait des yeux quelqu’un.

– La voilà, elle est ici, dit la générale qui, prenant Sophie Matvievna par la main, l’amena auprès du lit. Le malade eut un sourire attendri.

– Oh! je voudrais vivre encore! s’écria-t-il avec une énergie extraordinaire. – Chaque minute, chaque instant de la vie doit être un bonheur pour l’homme… oui, cela doit être! C’est le devoir de l’homme même d’organiser ainsi son existence; c’est sa loi – loi cachée, mais qui n’en existe pas moins… Oh! je voudrais voir Pétroucha… et tous les autres… et Chatoff!

Je note que ni Daria Pavlovna, ni Barbara Pétrovna, ni même Zaltzfisch, arrivé le dernier de la ville ne savaient encore rien au sujet de Chatoff.

L’agitation fébrile de Stépan Trophimovitch allait toujours en augmentant et achevait d’épuiser ses forces.

– La seule pensée qu’il existe un être infiniment plus juste, infiniment plus heureux que moi, me remplit tout entier d’un attendrissement immense, et, qui que je sois, quoi que j’aie fait, cette idée me rend glorieux! Son propre bonheur est pour l’homme un besoin bien moindre que celui de savoir, de croire à chaque instant qu’il y a quelque part un bonheur parfait et calme, pour tous et pour tout. Toute la loi de l’existence humaine consiste à toujours pouvoir s’incliner devant l’infiniment grand. Ôtez aux hommes la grandeur infinie, ils cesseront de vivre et mourront dans le désespoir. L’immense, l’infini est aussi nécessaire à l’homme que la petite planète sur laquelle il habite… Mes amis, tous, tous: vive la Grande Pensée! L’immense, l’éternelle Pensée! Tout homme, quel qu’il soit, a besoin de s’incliner devant elle. Quelque chose de grand est nécessaire même à l’homme le plus bête. Pétroucha… Oh! que je voudrais les voir tous encore une fois! Ils ne savent pas, ils ne savent pas qu’en eux aussi réside cette grande, cette éternelle Pensée!

Le docteur Zaltzfisch qui n’avait pas assisté à la cérémonie entra à l’improviste et fut épouvanté de trouver là tant de monde. Il mit aussitôt cette foule à la porte, insistant pour qu’on épargnât toute agitation au malade.

Stépan Trophimovitch expira trois jours après, mais la connaissance l’avait déjà complètement abandonné lorsqu’il mourut. Il s’éteignit doucement, comme une bougie consumée. Barbara Pétrovna fit célébrer un service funèbre à Oustiévo, puis elle ramena à Skvorechniki les restes de son pauvre ami. Le défunt repose maintenant dans le cimetière qui avoisine l’église; une dalle de marbre a déjà été placée sur sa tombe; au printemps prochain, on mettra une inscription et un grillage.

L’absence de Barbara Pétrovna dura huit jours. La générale revint ensuite à la ville, ramenant dans sa voiture Sophie Matvievna qui, sans doute, restera désormais chez elle. Détail à noter, dès que Stépan Trophimovitch eut perdu l’usage de ses sens, Barbara Pétrovna ordonna de nouveau à la colporteuse de quitter l’izba et demeura seule auprès du malade pour lui donner des soins. Mais sitôt qu’il eût rendu le dernier soupir, elle se hâta de rappeler Sophie Matvievna et lui proposa ou plutôt la somma de venir se fixer à Skvorechniki. En vain la jeune femme effrayée balbutia un timide refus, la générale ne voulut rien entendre.