– Tout cela ne signifie rien! J’irai moi-même vendre l’Évangile avec toi. Maintenant, je n’ai plus personne sur la terre.
– Pourtant vous avez un fils, observa Zaltzfisch.
– Je n’ai plus de fils, répondit Barbara Pétrovna.
L’événement allait bientôt lui donner raison.
CHAPITRE VIII CONCLUSION.
Toute les vilenies et tous les crimes dont on a lu le récit se découvrirent fort vite, beaucoup plus vite que ne l’avait prévu Pierre Stépanovitch. La nuit où son mari fut assassiné, la malheureuse Marie Ignatievna s’éveilla avant l’aurore, le chercha à ses côtés, et, ne le trouvant pas, fut prise d’une inquiétude indicible. Dans la chambre couchait la garde envoyée par Arina Prokhorovna. Elle essaya vainement de calmer la jeune femme, et, dès qu’il commença à faire jour, elle courut chercher l’accoucheuse après avoir assuré à la malade que madame Virguinsky savait où était son mari et quand il reviendrait. En ce moment, Arina Prokhorovna était elle-même fort soucieuse, car elle venait d’apprendre de la bouche de son mari ce qui s’était passé cette nuit-là à Skvorechniki. Il était rentré chez lui entre dix et onze heures du soir dans un état d’agitation effrayant. Se tordant les mains, il s’était jeté à plat ventre sur son lit et ne cessait de répéter à travers les sanglots qui secouaient convulsivement tout son corps: «Ce n’est pas cela, pas cela; ce n’est pas du tout cela!» À la fin, naturellement, pressé de questions par sa femme, il lui avoua tout, mais il ne révéla rien à aucune personne de la maison. Lorsque Arina Prokhorovna eut décidé son mari à se mettre au lit, elle le quitta en lui disant d’un ton sévère: «Si tu veux braire, brais du moins dans ton oreiller pour qu’on ne t’entende pas, et demain, si tu n’es pas un imbécile, ne fais semblant de rien». Puis, en prévision d’une descente de police, elle cacha ou détruisit tout ce qui pouvait être compromettant: des papiers, des livres, des proclamations peut-être. Cela fait, madame Virguinsky se dit que personnellement elle n’avait pas grand chose à craindre, pas plus que sa sœur, sa tante, l’étudiante et peut-être aussi son frère, l’homme aux longues oreilles. Le matin, quand la garde malade vint la trouver, elle ne se fit pas prier pour aller voir Marie Ignatievna. D’ailleurs, un motif particulier la décida à se rendre à la maison Philippoff: la veille son mari lui avait parlé des calculs fondés par Pierre Stépanovitch sur le suicide de Kiriloff; or, n’ajoutant qu’une foi médiocre aux propos d’un homme que la terreur semblait avoir affolé, elle était pressée de s’assurer s’il y avait là autre chose que les rêves d’un esprit en délire.
Mais quand elle arriva chez Marie Ignatievna, il était trop tard: après le départ de la garde malade, la jeune femme restée seule n’avait pu y tenir, elle avait quitté son lit, avait jeté sur elles les premières nippes venues, – des vêtements fort légers pour la saison, – et s’était rendue au pavillon de Kiriloff, pensant que l’ingénieur pouvait mieux que personne lui donner des nouvelles de son mari.
Il est facile de se représenter l’effet que produisit sur l’accouchée le spectacle qui s’offrit à ses yeux. Chose à remarquer, elle ne lut pas la lettre laissée en évidence sur la table par le suicidé, sans doute son trouble ne lui permit pas de l’apercevoir. Elle revint en courant à sa chambrette, prit l’enfant et sortit de la maison. La matinée était humide, il faisait du brouillard. Dans cette rue écartée, on ne rencontrait aucun passant. Marie Ignatievna s’essoufflait à courir dans la boue froide; à la fin elle alla frapper de porte en porte; la première resta inexorablement fermée; la seconde tardant à s’ouvrir, l’impatience la prit, et elle s’en fut cogner à la suivante. Là demeurait notre marchand Titoff. Les lamentations incohérentes de Marie Ignatievna jetèrent l’émoi dans cette maison; elle assurait qu’ «on avait tué son mari», mais sans fournir aucun détail précis à ce sujet. Les Titoff connaissaient un peu Chatoff et son histoire: ils furent saisis à la vue de cette femme accouchée, disait-elle, depuis vingt-quatre heures seulement, qui, par un froid pareil, courait les rues à peine vêtue, avec un baby presque nu sur les bras. Leur première idée fut qu’elle avait le délire, d’autant plus qu’ils ne pouvaient s’expliquer, d’après ses paroles, qui avait été tué: si c’était son mari ou Kiriloff. S’apercevant qu’ils ne la croyaient pas, elle voulut s’en aller, mais ils la retinrent de force; elle cria, dit-on, et se débattit d’une façon terrible. On se rendit à la maison Philippoff; au bout de deux heures le suicide de Kiriloff et son écrit posthume furent connus de toute la ville. La police interrogea l’accouchée, qui n’avait pas encore perdu l’usage de ses sens; ses réponses prouvèrent qu’elle n’avait pas lu la lettre de Kiriloff, mais alors d’où concluait-elle que son mari était tué aussi? – À cet égard, on ne put tirer d’elle aucun éclaircissement. Elle ne savait que répéter: «Puisque celui-là est tué, mon mari doit l’être aussi; ils étaient ensemble!» Vers midi elle eut une syncope et ne recouvra plus sa connaissance, trois jours après elle expira. L’enfant, victime du froid, était mort avant sa mère. Ne trouvant plus à la maison Philippoff ni Marie Ignatievna, ni le baby, Arina Prokhorovna comprit que c’était mauvais signe et songea à retourner chez elle au plus vite; mais, avant de s’éloigner, elle envoya la garde malade «demander au monsieur du pavillon si Marie Ignatievna était chez lui et s’il savait quelque chose d’elle». Cette femme revint en poussant des cris épouvantables. Après lui avoir demandé de se taire au moyen du fameux argument: «On vous appellera devant la justice», madame Virguinsky s’esquiva sans bruit.
Il va de soi que ce matin même elle fut invitée à fournir des renseignements, comme ayant donné des soins à l’accouchée; mais sa déposition se réduisit à fort peu de chose; elle raconta très nettement et avec beaucoup de sang-froid tout ce qu’elle-même avait vu et entendu chez Chatoff; quant au reste, elle déclara n’en avoir aucune connaissance et n’y rien comprendre.
On peut se figurer quel vacarme ce fut dans la ville. Une nouvelle «histoire», encore un meurtre! Mais ici il y avait autre chose: on commençait à s’apercevoir qu’il existait réellement une société secrète d’assassins, de boute-feu révolutionnaires, d’émeutiers. La mort terrible de Lisa, l’assassinat de la femme Stavroguine, la fuite de Stavroguine lui-même, l’incendie, le bal au profit des institutrices, la licence qui régnait dans l’entourage de Julie Mikhaïlovna… Il n’y eut pas jusqu’à la disparition de Stépan Trophimovitch où l’on ne voulût absolument voir une énigme. Dans les propos qu’on échangeait à voix basse, le nom de Nicolas Vsévolodovitch revenait sans cesse. À la fin de la journée, on apprit aussi le départ de Pierre Stépanovitch et, chose singulière, ce fut de lui qu’on parla le moins. En revanche on s’entretint beaucoup, ce jour-là, du «sénateur». Pendant presque toute la matinée, une foule nombreuse stationna devant la maison Philippoff. La lettre de Kiriloff trompa effectivement l’autorité. On crut et à l’assassinat de Chatoff par l’ingénieur, et au suicide de l’ «assassin». Toutefois l’erreur ne fut pas de longue durée. Par exemple, le «parc» dont il était parlé en termes si vagues dans la lettre de Kiriloff ne dérouta personne, contrairement aux prévisions de Pierre Stépanovitch. La police se transporta aussitôt à Skvorechniki. Outre qu’il n’y avait pas d’autre parc que celui-là dans nos environs, une sorte d’instinct fit diriger les investigations de ce côté: Skvorechniki était, en effet, mêlé directement ou indirectement à toutes les horreurs des derniers jours. C’est ainsi, du moins, que je m’explique le fait. (Je note que, dès le matin, Barbara Pétrovna ne sachant rien encore était partie à la recherche de Stépan Trophimovitch.) Grâce à certains indices, le soir du même jour, le corps fut découvert dans l’étang; on avait trouvé sur le lieu du crime la casquette de Chatoff, oubliée avec une étourderie singulière par les assassins. L’examen médical du cadavre et différentes présomptions donnèrent à penser, dès le premier moment, que Kiriloff devait avoir eu des complices. Il était hors de doute que Chatoff et Kiriloff avaient fait partie d’une société secrète non étrangère aux proclamations. Mais quels étaient ces complices? Personne, ce jour-là, ne songea à soupçonner quelqu’un des nôtres On savait que Kiriloff vivait en reclus et dans une solitude telle que, comme le disait la lettre, Fedka, si activement recherché partout, avait pu loger chez lui pendant dix jours… Ce qui surtout énervait l’esprit public, c’était l’impossibilité de tirer au clair ce sinistre imbroglio. Il serait difficile d’imaginer à quelles conclusions fantastiques serait arrivée notre société en proie à l’affolement de la peur, si tout ne s’était brusquement expliqué le lendemain, grâce à Liamchine.