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«J’ai mis partout ma force à l’épreuve. Vous m’aviez conseillé de faire cela, «pour apprendre à me connaître». Dans ces expériences, comme dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Vous m’avez vu recevoir impassible le soufflet de votre frère; j’ai rendu mon mariage public. Mais à quoi bon appliquer cette force, – voilà ce que je n’ai jamais vu, ce que je ne vois pas encore, malgré les encouragements que vous m’avez donnés en Suisse et auxquels j’ai prêté l’oreille. Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action et j’en ressens du plaisir; à côté de cela je désire aussi faire du mal et j’en ressens également de la satisfaction. Mais ces impressions, quand elles se produisent, ce qui arrive fort rarement, sont, comme toujours, très légères. Mes désirs n’ont pas assez de force pour me diriger. On peut traverser une rivière sur une poutre et non sur un copeau. Ceci pour que vous ne croyiez pas que j’aille dans l’Uri avec des espérances quelconques.

«Selon ma coutume, je n’accuse personne. J’ai expérimenté la débauche sur une grande échelle et j’y ai épuisé mes forces, mais je ne l’aime pas et elle n’était pas mon but. Vous m’avez suivi dans ces derniers temps. Savez-vous que j’avais pris en grippe nos négateurs eux-mêmes, jaloux que j’étais de leurs espérances? Mais vous vous alarmiez à tort: ne partageant aucune de leurs idées, je ne pouvais être leur associé. Une autre raison encore m’empêchait de me joindre à eux, ce n’était pas la peur du ridicule, – je suis au-dessus de cela, – mais la haine et le mépris qu’ils m’inspiraient; j’ai, malgré tout, les habitudes d’un homme comme il faut, et leur commerce me répugnait. Mais si j’avais éprouvé à leur égard plus de haine et de jalousie, peut-être me serais-je mis avec eux. Jugez si j’en ai pris à mon aise!

«Chère amie, créature tendre et magnanime que j’ai devinée! Peut-être attendez-vous de votre amour un miracle, peut-être vous flattez-vous qu’à force de répandre sur moi les trésors de votre belle âme, vous finirez par devenir vous-même le but qui manque à ma vie? Non, mieux vaut ne pas vous bercer de cette illusion: mon amour sera aussi mesquin que je le suis moi-même, et vous n’avez pas de chance. Quand on n’a plus d’attache à son pays, m’a dit votre frère, on n’a plus de dieux, c'est-à-dire plus de but dans l’existence. On peut discuter indéfiniment sur tout, mais de moi il n’est sorti qu’une négation sans grandeur et sans force. Encore me vanté-je en parlant ainsi. Tout est toujours faible et mou. Le magnanime Kiriloff a été vaincu par une idée, et – il s’est brûlé la cervelle; mais je vois sa magnanimité dans ce fait qu’il a perdu la tête. Jamais je ne pourrai en faire autant. Jamais je ne pourrai croire aussi passionnément à une idée. Bien plus, il m’est impossible de m’occuper d’idées à un tel point. Jamais, jamais je ne pourrai me brûler la cervelle!

«Je sais que je devrais me tuer, me balayer de la surface de la terre comme un misérable insecte; mais j’ai peur du suicide, car je crains de montrer de la grandeur d’âme. Je vois que ce serait encore une tromperie, – un dernier mensonge venant s’ajouter à une infinité d’autres. Quel avantage y a-t-il donc à se tromper soi-même, uniquement pour jouer à l’homme magnanime? Devant toujours rester étranger à l’indignation et à la honte, jamais non plus je ne pourrai connaître le désespoir.

«Pardonnez-moi de vous écrire si longuement. Dix lignes suffisaient pour appeler ma «garde-malade».

«Après avoir pris le train l’autre jour, je suis descendu à la sixième station, et j’habite là incognito chez un employé dont j’ai fait la connaissance il y a cinq ans, au temps de mes folies pétersbourgeoises. Écrivez-moi à l’adresse de mon hôte, vous la trouverez ci-jointe.

«Nicolas Stavroguine.»

Daria Pavlovna alla aussitôt montrer cette lettre à Barbara Pétrovna. La générale en prit connaissance et, voulant être seule pour la relire, pria Dacha de se retirer, mais un instant après elle rappela la jeune fille.

– Tu pars? demanda-t-elle presque timidement.

– Oui.

– Va tout préparer pour le voyage, nous partons ensemble!

Dacha regarda avec étonnement sa bienfaitrice.

– Mais que ferais-je ici maintenant? N’est-ce pas la même chose? Je vais aussi élire domicile dans le canton d’Uri et habiter au milieu de ces montagnes… Sois tranquille, je ne serai pas gênante.

On se mit à hâter les préparatifs de départ afin d’être prêts pour le train de midi. Mais une demi-heure ne s’était pas encore écoulée, quand parut Alexis Egoritch. Le domestique venait de Skvorechniki, où, dit-il, Nicolas Vsévolodovitch était arrivé «brusquement» par un train du matin; le barine avait un air qui ne donnait pas envie de l’interroger, il avait tout de suite passé dans son appartement, où il s’était enfermé.

– Quoiqu’il ne m’en ait pas donné l’ordre, j’ai cru devoir vous informer de la chose, ajouta Alexis Egoritch, dont le visage était très sérieux.

Sa maîtresse s’abstint de le questionner et se contenta de fixer sur lui un regard pénétrant. En un clin d’œil la voiture fut attelée. Barbara Pétrovna partit avec Dacha. Pendant la route, elle fit souvent, dit-on, le signe de la croix.

On eut beau chercher Nicolas Vsévolodovitch dans toutes les pièces de son appartement, on ne le trouva nulle part.

– Est-ce qu’il ne serait pas dans la mezzanine? observa avec réserve Fomouchka.

Il est à noter que plusieurs domestiques avaient pénétré à la suite de Barbara Pétrovna dans l’appartement de son fils; les autres attendaient dans la salle. Jamais auparavant ils ne se seraient permis une telle violation de l’étiquette. La générale voyait cela et ne disait rien.

On monta à la mezzanine; il y avait là trois chambres, on ne trouva personne dans aucune.

– Mais est-ce qu’il n’est pas allé là? hasarda quelqu’un en montrant la porte d’une petite pièce au haut d’un escalier de bois long, étroit et excessivement roide. Le fait est que cette porte toujours fermée était maintenant grande ouverte.

– Je n’irai pas là. Pourquoi aurait-il grimpé là-haut? dit Barbara Pétrovna, qui, affreusement pâle, semblait interroger des yeux les domestiques. Ceux-ci la considéraient en silence. Dacha tremblait.

Barbara Pétrovna monta vivement l’escalier; Dacha la suivit, mais la générale ne fut pas plutôt entrée dans la chambre qu’elle poussa un cri et tomba sans connaissance.

Le citoyen du canton d’Uri était pendu derrière la porte. Sur la table se trouvait un petit bout de papier contenant ces mots écrits au crayon: «Qu’on n’accuse personne de ma mort, c’est moi qui me suis tué». À côté de ce billet il y avait un marteau, un morceau de savon et un gros clou, dont sans doute le défunt s’était muni pour être prêt à tout événement. Le solide lacet de soie, évidemment choisi d’avance, que Nicolas Vsévolodovitch s’était passé au cou, avait été au préalable savonné avec soin. Tout indiquait que la préméditation et la conscience avaient présidé jusqu’à la dernière minute à l’accomplissement du suicide.

Après l’autopsie du cadavre, nos médecins ont complètement écarté l’hypothèse de l’aliénation mentale.

Fin