Les joueurs font songer aux boys qui dansaient notre chère Mistinguett sur la fin de sa carrière. Ou alors à des cracks du bowlinge, au moment de virguler leur boule sur la piste brillante…
A tre la môme Cétesky est partie.
— Ja ! crie le mec servant de pivot.
Le barreur-juge-arbitre s’approche, se penche.
Examine.
Puis il se redresse en hochant affirmativement la tronche.
— Ingang ! déclare-t-il. (Normalement, devrait y avoir un petit rond au-dessus du « a » de « Ingang » mais mes potes de l’imprimerie n’ont pas de caractères scandineux sous la main).
Les assistants applaudissent.
— Et maintenant ? soufflé-je à l’oreille de la môme Eggkarte.
— Les vainqueurs discutent à propos de l’enjeu, me dit-elle ; ils ont le choix entre les faveurs de Mme Cétesky et une boîte de morue à la tomate.
Pendant qu’ils palabrent avec une certaine animation, je m’incline vers Eleska, laquelle est toujours dans sa position gagnante, ce dont le petit voyou me semble profiter sournoisement, en feignant de vouloir guérir une démangeaison au coccyx.
— Talar ni franska, chère madame ? lui demandé-je.
Ce qui te prouve de façon indéniable que je commence à suéder par osmose.
Elle me répond dans un français plutôt évasif :
— Que ja, elle.
— Pourrez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien lorsque vous aurez repris l’usage de votre corps ?
Elle bara (pas si) gouine (que ça) quelque chose qui m’est inaudible.
— Mme Cétesky est d’accord, m’informe Eggkarte.
Les deux triomphateurs ayant opté pour la morue en boîte, la personne qui m’intéresse se trouve donc vacante. Elle en conçoit quelque humeur, car il n’est jamais agréable, pour une jeune femme, fût-elle de l’espèce boudin blanc, de se voir préférer une boîte de conserve.
Heureusement, Béru sauve la situation en intervenant, armé d’une rapière de bonhomme grande commak.
— Vous permettassez, petite mahâme ? fait-il en remplaçant le voyou au pied levé ; du temps que vous occupez la posture sidoine, je voudrais vous faire un brin de cour. Surtout, me prévient-il, dérange-toi pas pour moi, tu peux la questionner pendant que j’y célèbre son jubilé. Ça la dissuasera de mentir.
Et il intègre la dame avec une autorité qui n’exclut pas le savoir-vivre inné des gens de notre race.
Malgré l’affirmation d’Eleska, concernant sa parfaite connaissance de mon bas dialecte, je préfère l’interroger par le canal de ma gentille Eggkarte.
— Madame, attaqué-je, en prenant place sur une caisse vide, manière de porter mon visage au niveau du sien, je viens d’avoir le prix Nobel de littérature et, en témoignage de reconnaissance pour ceux qui ont bien voulu me le décerner, exempté de toutes taxes à l’exportation, je compte écrire un livre qui concerne la Suède. Une étude sur la criminalité, pour être précis. Un chapitre sera résevé à ce mystérieux Borg Borïgm dont, un temps, vous fûtes l’épouse. Accepteriez-vous de me parler de lui ?
— Ja ! Ja ! Ja ! Jaaaaahahahaha ! accepte la dame, fortement manœuvrée par la musculature béruréenne.
— Merci, madame Cétesky. Quand et comment avez-vous connu Borg Borïgm ?
Elle me répond tant bien que mal, dans un suédois pâmé, qui semble stimuler la frénésie du Gravos.
— En 1965, chez ma mère qui était pythonisse à Stockholm. Borg ne pensait qu’aux sciences occuuuuuuuuuultes (ici, un excès de vigueur du Mastar). Maman l’a utilisé comme médium. Ce fut un bon médium. Comme elle le croyait riche, elle lui prédit qu’il m’épouserait. Il le fit, puisqu’on lui dit que c’était inscrit dans les astres. Preuve que ça l’était bien, trouve-t-elle encore la lucidité de raisonner. Mais Borg Borïgm était un détraqué sexuel. Il avait des perversions que je n’oserais pas seulement répéter…
Ici un silence entrecoupé de halètements, Mister Bigzobanche déclenchant sa grande offensive d’hiver. Faut laisser passer l’orage. Le propre des tempêtes c’est d’être brèves.
Le Dodu rentre rapidement dans l’ordre et reprend une vitesse de croisière de je ne sais combien de nœuds à l’heure, mais capable toutefois d’assurer à sa partenaire une belle autonomie de fade.
— Du genre homosexuel, ces perversions, madame Cétesky ?
— S’il n’y avait que ça. Tout, quoi, tout ! Toutoutoutoutoutouhouhou !
— Si bien que vous avez quitté le domicile conjugal ?
— Vous resteriez, vous, avec un type qui se sape un accoudoir de fauteuil pendant qu’un vieux lui… et que…
Elle m’explique.
Je lui accorde quitus pour son divorce.
— Je vous approuve entièrement, chère madame. Le vieux en question, c’était le directeur de l’internat, je suppose ?
— Ja ! Ja ! Ja ! Ja ! jappe-t-elle.
— Ensuite ?
— Je l’ai quitté, j’ai demandé le divorce. Il n’a pas fait d’histoires et il est allé habiter au Bhézodröm Institute. Je ne l’ai jamais revu.
— Outre sa dépravation sexuelle et son amour pour l’occultisme, qu’avez-vous à m’apprendre le concernant ?
— Rien d’autre, si vous trouvez que ça ne suffît pas ! me traduit docilement Eggkarte en y mettant l’intonation.
— Réfléchis, ma grande, intervint Béru, lequel ne perd pas de vue notre mission, malgré la diversion en cours. Faut aussi remuer tes méninges, cocotte. Oublille rien. Paraît qu’après l’ensuite de son évasion, y s’est perdu dans la nature. Où que tu croyes qu’il a t’été ?
Pour inciter sa camarade d’ébats aux confidences, il la cigogne comme un héron de Balbek emmanché d’un long coup.
— La police m’a déjà posé cent fois la même question, s’impatiente la donzelle. Je suis bien incapable d’y répondre.
— Parlait-il des langues étrangères ? demandé-je.
— L’allemand et un peu d’anglais.
Donc, il a eu le champ large s’il a pu passer les frontières.
— Mais il n’a pas quitté la Suède, ajoute dame Cétesky en ondulant de la croupe, mollement, comme une barcasse en houle.
Elle a parfaitement interprété ma question précédente, preuve qu’elle n’a pas que du prose à nous fournir.
— C’est votre conviction ? fais-je demander.
— Ma certitude, précise-t-elle. A cause du sortilège sur sa famille.
— Quel sortilège ?
— Oh, une lubie de lui. Je vous dis que quand il était question d’occultisme ou de spiritisme, Borg perdait les pédales. Ne tirez pas si fort sur mes jarretelles, vous, le gros, là derrière, sinon vous allez me les faire péter !
— J’aime bien me cramponner dans les virages, explique Sa Nature en souriant d’excuse. D’autant que quand t’est-ce qu’on aborde un pétrousquin comme le tien, gamine, on se fait l’impression d’attaquer le Ventoux à vélo. Allez, réponds au monsieur au lieu de me torpiller mes effets !
Soumise, l’embourbée me fournit tous renseignements utiles à propos du sortilège Borïgm. Depuis une chiée (au moins) de générations, chaque fois qu’un membre de la famille a franchi les frontières suédoises, il est mort avant d’avoir pu regagner son amère patrie.
Ce maléfice remonte à Charles XII. Les aïeux de Borïgm qui combattirent avec ce grand roi dans les plaines de Pologne y périrent. Ensuite, qu’ils fussent marchands en voyage d’affaires, ou jeunes mariés en voyage de noces, aucun ne revint vivant d’une incursion en pays étranger, pas même le grand-oncle Frédérick, grand chasseur de loups, qui fut dévoré par l’un d’eux en terre norvégienne où il s’était aventuré par mégarde, à moins de cent mètres de la frontière. Alors tu parles si le Borg, client assidu des presse-pigeons de tout crin, se gaffe de bien rester à l’intérieur de son patelin.