— Ah, te v’là ! aboya l’énergumène Béruréen. Tu viens de déhors ? (car il met toujours un accent aigu au « e » de dehors en parlant).
— J’y étais voici moins d’une demi-heure, Gros, pourquoi ?
Il porta la main à son front contre lequel un tennisman aurait pu « faire du mur ».
— Y sais pas si j’ai le caberluche qui grimpe en mayonnaise, mec, à force de voyanter pour tous ces veaux froids, mais j’ai un sentiment de grabuge.
— Tu devrais prendre des granulés, me marrai-je. Et c’est quoi, ta vision, m’sieur Jean d’Arc ?
— S’agit pas d’une vision, mais d’une sensation, précisa le mage (d’Épinal). Un pressentiment, si tu préfères. Je sens qu’y va s’ passer quèque chose. Tu devrais aller mater, Gars.
Il paraissait sincèrement alarmé. Troublé, je sortis sans plus attendre. Et je débouchai dans la rue à l’instant où l’événement se produisit.
Ça devient vachement dramatique et frigolien, sans compter que le don de Béru se confirme
Il y a une résignation bouleversante dans une queue. Des gens qui se rassemblent et se placent en file indienne pour attendre que leur soit accordé une denrée ou un plaisir portent sur leur visage la soumission de l’homme à son destin. On a l’impression qu’à ce moment-là enfin ils se pressentent mortels, eux qui toujours vivent comme s’ils devaient vivre toujours et ne souscrivent des assurances vie que parce qu’elles ne s’appellent pas des assurances mort.
Je mate cette cohorte immobile. Ces bouilles emmitouflées, languissantes dans leur grande patience. Je ne peux me défendre de les admirer. Ces êtres souffrent du froid, de l’engourdissement, d’un gaspillage de temps ; mais ils offrent ces maux à la perspective d’une satisfaction hasardeuse : celle qui consiste à connaître de leur futur. Quelle sottise ! Quelle aberration ! Le seul intérêt de notre avenir est qu’il nous soit mystérieux. Attendre des événements prévus, comme on attend l’arrivée d’un train ou d’un avion, devient une corvée insipide.
Qu’est-ce qui lui prend, au Gros, de chiquer les prophètes ? Un don, par volonté d’être doué, c’est rarissime, non ? Phénomène psychique ? Dépassement de la simple personnalité par projection du moi second sur l’écran de contrôle du neurovégétatif ?
Et pourquoi pas ?
Toujours est-il qu’au moment précis où, depuis le seuil du palace, je considère la merveilleuse queue, raidie dans l’hiver suédois, deux coups de feu claquent.
Du chouette. Calibre surchoix. Pas du tout de l’agace-bidoche, mais du truc à composter les couennes pachydermiques.
Ce genre de bruit est éloquent pour les portugaises d’un royco. En plus, dans le froid, il se définit parfaitement. C’est vachement porteur d’ondes hertziennes, l’air glacé. Les décibels glissent là-dessus comme un agent ne peut pas glisser sur une merde : il a le pied marin. Disons, en ce cas, un facteur.
J’ai un double réflexe, ce qui n’est pas si mal pour un garçon qui n’a qu’un traitement d’officier de police. Je regarde, primo en direction des coups de feu ; deuxio les conséquences de ceux-ci.
Un peu de fumaga grise tournique autour d’un fenestron situé au quatrième étage de l’immeuble d’en face.
V’là pour la première constatation.
Pour ce qui est de la seconde, je m’avise d’un remous dans la file naguère immobile. Je fonce. Un corps est allongé sur le trottoir, la tronche au-dessus de la chaussée. L’intéressé a effacé les deux pralines. La première lui a fait sauter la boîte crânienne au niveau de l’occipital (qui se fout de la charité), la seconde est allée se ficher dans son buffet, là où un individu normal remise son portefeuille et son oreillette gauche.
Pas besoin de faire appel aux miroiteries de Saint-Gobain pour constater que l’individu est mort.
Pauvre cher Maeleström, c’est plus maintenant qu’il bouffera de la merde.
A moins qu’on ne l’inhume dans une fosse d’aisance.
Je lui décoche une pensée compatissante qui ne modifie en rien sa condition nouvelle, et je me précipite vers l’immeuble voisin.
Il s’agit d’une étroite construction, coincée entre une église et un jardin public (le Skondmesmeergarden). Classée monument historique, sûrement. Ça date du 17 t’ième cercle polaire un machin pareil, avec des fenêtres à moluscrates disparates et des entrechoucrins en croix, tu parles ! Qu’est-ce que je débloque, moi : du 16 z’ième arrondissement au moins, si même c’est pas du 15 z’ième !
Une porte cloutée, qui n’est pas d’époque, mais en pin du nord, défend l’accès de cette relique de briques et de broc. Munie d’un fort judas. Un sexe masculin, en bronze, pourvu de ses deux compléments directs d’objet, sert de heurtoir. Lorsqu’on le laisse retomber, après l’avoir soulevé auparavant, bien entendu, il percute une seconde sculpture représentant un sexe féminin.
Je me dis confusément qu’il doit s’agir de la demeure d’un gynécologue.
Une voix retentit ; en provenance d’un parlophone logé dans le montant de la lourde, que je n’avais pas remarqué.
Une question m’est posée, dont je ne puis connaître le sens précis, mais que je pressens relative à mon identité.
— Police ! réponds-je.
La porte s’ouvre.
Me voici seul dans un étroit couloir aux murs tendus de satin cramoisi et qu’éclaire un petit lustre hollandais. Au fond du couloir, un escalier garni d’un tapis rouge et dont la rampe est gainée d’un velours de même couleur. Sur les murs, des gravures XVIIIe, dans des cadres dorés, représentant des scènes galantes.
Personne.
Je grimpe l’escalier.
Au bout de huit marches, il tourne à gauche. Je constate alors qu’il déboule dans une douillette antichambre élégante et feutrée. Une grosse dame se tient au sommet, qui m’attend, les sourcils froncés. Malgré l’heure peu avancée, elle porte une longue robe d’hôtesse en lamé et, sur les épaules, un long châle que je te vais qualifier d’arachnéen sans qu’il fasse un pli.
J’ai exagéré dans la modération, en te disant que la dame est grosse. En fait, elle est énorme. Tiens, mettons obèse et parlons-en. Une vraie vache surmenée par sa maternité et qui aurait bouffé des choses fermenteuses. Vue d’en bas, tu croirais une montgolfière. Elle est brune, avec un large visage fardé blanc dans lequel les yeux aux cils tressés et la bouche écarlate en forme de cœur se découpent comme sur un masque indonésien.
Elle me regarde monter à elle comme un bourreau du Moyen Age verrait se pointer un condamné alors qu’il vient de briser le manche de sa hache.
Elle me cataplasme une phrase dans laquelle entre le mot police.
Je lui demande si elle parle anglais.
Elle me répond « yes of course ». Puis démarre dans une vertueuse diatribe dans laquelle il est précisé que son bordel est le plus sélect de Stockholm. Qu’elle y reçoit des gens du meilleur monde. Que jamais la plus chétive vérole n’y fut contractée. Que ses pensionnaires sont radioscopées et munies de seize vaccins avant de pratiquer chez elle. Que sa réputation dépasse les frontières, vu qu’il lui vient de hautes personnalités du monde entier, y compris de la Principauté de Monaco. Que la famille royale (côté mâles) fait de fréquentes incursions en ce lieu. Et que quand elle reçoit de la police, c’est sous forme de hauts dignitaires venus ici pour se détartrer le glandulaire.
Là-dessus, force lui est de reprendre souffle, étant donné son embonpoint qui dérape en asthme.
Je profite de ce qu’elle pompe l’air pour lui annoncer que quelqu’un vient de tuer un autre quelqu’un à coups de fusil, depuis un fenestron de son quatrième étage et je lui demande si le vétuste immeuble comporte une autre issue.