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Nous dînâmes dans la bibliothèque, devant un feu plus modeste. Chez Maeleström, l’hiver n’était qu’à quelques kilomètres de Stockholm. Il cernait la ville comme une armée silencieuse, prêt à l’investir irrésistiblement, le moment venu.

On me présenta un plateau de hors-d’œuvre à base de poissons fumés, assez appétissant je dois l’admettre. Ensuite il y eut du râble de lièvre à la confiture, enfin, un rôti de renne en croûte que n’auraient pas désavoué mes amis les grands maîtres queux de France et de Suisse. Le tout ponctué d’une omelette norvégienne destinée, je pense, à marquer la grande fraternité scandinave.

Je relate ce menu par le menu, avant de préciser que ce repas fut le mien, mais non celui de mon hôte. En effet, on plaça devant lui, en début de dîner, un petit bocal fermé d’un papier huilé, pareil à une peau de tambour, et contenant une chose imprécise de forme et désagréable d’aspect.

— Vous voudrez bien me pardonner, mon cher maître, dit Maeleström, mais je suis au régime.

Il creva le papier de son bocal et fit passer le contenu de celui-ci dans son assiette. Le mets n’avait pas que laide apparence, il s’accompagnait en outre d’une odeur peu engageante.

Maeleström le goûta, yeux mi-clos, le poivra fortement et se mit à l’attaquer d’une fourchette gaillarde. Il paraissait s’en délecter.

Quand il eut achevé de le consommer, je parvenais, quant à moi, au bout de mes hors-d’œuvre. Ma surprise s’accrût lorsque la dame au chignon, après m’avoir copieusement servi un lièvre nordique, lui apporta un second bocal, tout semblable au premier, avec cela de différent, toutefois, que son contenu avait une couleur plus foncée et une consistance plus ferme.

Je ne pus résister plus longtemps à l’envie de questionner mon hôte.

— Puis-je savoir ce que vous mangez-là, monsieur Maeleström ?

Il parut embarrassé.

— J’ose à peine vous le dire, mon cher maître.

Mais on ne se tire jamais d’une question précise par une pirouette. Mon regard insistant, il déclara :

— Il s’agit d’excréments, car je suis scatophage.

Mon râble faillit emprunter ma trachée-artère et, à l’inverse, mon cœur manqua de me remonter le tube digestif.

— Vous plaisantez, monsieur Maeleström ?

— Du tout, mon cher, du tout. J’avoue ne me nourrir que de merde et y prendre un grand plaisir. En toute modestie, je peux même ajouter que je dois être le mangeur de merde le plus qualifié de la planète.

Et il raconta son histoire de bouffe-merde.

Très jeune, Gustav Maeleström se prit à savourer ses propres matières, au grand dam de sa mère qui ne parvint point à le guérir de sa coupable gourmandise. A la puberté, le jeune homme orienta sa sensualité sur cette voie aussi anale que gastronomique, et n’éprouva de volupté qu’en se faisant déféquer dans la bouche par des personnes convenablement purgées. Peu à peu, son vice l’absorba complètement (si l’on ose dire), et Maeleström finit par abandonner toute autre nourriture.

— Je suis devenu expert en la matière, conclut-il finement. Quelque chose comme le commandeur des taste-merde. Au point que je dois décliner tout repas en ville. Si je vous disais que je vomis chaque fois que je suis obligé de dîner à la table du roi ?

Il s’enthousiasmait pour son art, me découvrait, s’animant, des perspectives insoupçonnées. Cet homme surprenant aimait à ce point la merde qu’il en faisait l’élevage. Entendez par là qu’il entretenait à l’année une équipe de chieurs homologués dont il contrôlait la nourriture afin de parvenir à des dosages savants. Maniaque, il en était venu à ne consommer en somme que les produits de la ferme. A tel point qu’il emmenait son manger lorsqu’il partait en voyage. Plein de son sujet, il m’expliqua par le menu à quel haut degré sélectif il atteignait grâce aux tests imposés à ses chieurs (parmi lesquels un fort pourcentage de chieuses, il faut le préciser). La scatophagie était devenue pour lui une science exacte. Il savait tout de la cueillette, de la conservation, de l’accommodement de ses sous-produits. Quelles boissons prendre avec eux. A quelle température les servir. Il recrutait ses chieurs dans le monde entier, grâce à des démarcheurs qualifiés. Il aimait la merde d’Europe Centrale, la merde canadienne, la merde sud-africaine. Il aimait les nuances entre la merde belge et la merde des Grisons.

— Je ne voudrais pas passer pour un flagorneur, mon cher lauréat, conclut-il, mais ma préférence va à la merde lyonnaise. J’ai, dans mon élevage, un charcutier lyonnais, dont je réserve la production pour mes festins.

Et nous parlâmes merde ainsi, tard dans la soirée, jusqu’à l’heure des cigares.

Depuis lurette déjà j’estimais que mon hôte était fou. Malgré tout, le fait qu’il m’eût voté le prix Nobel me laissait un doute au plus creux de l’âme. Je m’apprêtais à lui réclamer congé lorsque ce que je n’espérais plus se produisit : Maeleström me dévoila le motif de son invitation.

Il se leva brusquement, alors qu’il me parlait de sa merde de dessert number one, issue du croisement de son meilleur chieur avec sa chieuse d’élite, c’est-à-dire d’un délicieux bambin nourri aux produits Guigoz. Mon hôte gagna son bureau Bernadotte où il prit une pochette de cuir sur laquelle se trouvait écrit le mot document, mais libellé avec K.

— Je crois que je vous ennuie avec ces questions gastronomiques, me dit-il ; aussi vais-je vous exposer mon problème.

Il ouvrit la pochette. Celle-ci ne contenait que la première page d’un journal imprimé en suédois. Le quotidien était daté du 16 juin 1967. Un titre s’étalait sur quatre colonnes. J’eus beau le contempler, il resta pour moi lettres mortes. La photographie d’un homme blond, au regard dur et bleu, âgé d’environ 35 ans, illustrait l’article.

— De quoi s’agit-il ? demandai-je.

— Oh, pardonnez-moi, j’oubliais que vous ne compreniez pas ma langue.

Il promena son index parcheminé de merdophage sur le titre et traduisit : Sensationnelle évasion de Borg Borïgm, l’assassin du lac Vättern.

Je posai sur Maeleström un regard qui devait être interrogateur, fatalement, puisqu’il me donna des explications.

— Ce Borg Borïgm dirigeait un institut, sur les bords du lac Vättern. Un jour, deux de ses pensionnaires, de très jeunes filles de quatorze et quinze ans, disparurent. On retrouva leurs corps plusieurs semaines plus tard en draguant le lac. L’autopsie permit de conclure qu’elles avaient été violées. Des lacunes furent relevées dans les déclarations de Borïgm. La police finit par l’arrêter. Au bout de quelques heures d’un interrogatoire très serré, il avoua le meurtre de ses deux pensionnaires. Borg Borïgm passa en jugement, mais il s’évada du palais de justice de Stockholm à l’issue de la première audience. Depuis, malgré les efforts déployés par les autorités assistées de toute la population, nul n’a plus jamais entendu parler de lui.

— Intéressant, fis-je, par politesse.

Le taste-merde me prit la main (heureusement qu’il ne mangeait pas avec ses doigts).

— Cher maître, c’est au policier que je m’adresse. Je vais vous fournir tout l’argent que vous souhaiterez, mais il faut que vous retrouviez Borg Borïgm. Vous seul pouvez encore mettre la main dessus, je le sais, je le sens. Mettez-vous en chiasse, pardon, en chasse ! Mais surtout, quand vous le tiendrez, ne prévenez pas la police. C’est moi que vous devrez informer, moi seul ! J’ai votre parole ?

Etrange requête.

— Vengeance personnelle ? demandai-je à Maeleström.

Il secoua la tête.

— Absolument pas. Soyez fair play, ne me posez aucune question.