« Stönéschaarden Frédérik ».
Suivent quelques mots qu’elle se fait un plaisir de me traduire :
« Importation. 18, rue Vidgög. Téléphone 465-11 ».
C’est ici que les San-Athéniens s’atteignirent.
Déjà ! Si vite ! Si simplement…
Note, quand je dis « simplement », qu’il a tout de même fallu que Bérurier se fasse devin pendant plusieurs jours et que Maeleström meure pour que je lève cette piste.
Chère miss Parking, dont la mémoire est aussi active que les fesses. Je lui lance à travers l’espace enneigé une escadrille de pensées reconnaissantes.
— Alors ? demande Eggkarte, très surexcitée.
Tu peux pas savoir l’effet que ça produit sur le système nerveux, une prompte réussite. Un vrai safari ! Tu es là, embusqué depuis des jours dans la brousse. T’espères plus rien. Et puis soudain, au détour de la piste, l’éléphant se présente, bien de face, s’immobilise, met sa trompe de côté pour pas gêner ton tir. Te cligne son petit œil, comme pour t’inviter à la défouraillade. T’as l’index qui paralyse sur la détente. Le raisin te bouillonne dans la raison. C’est trop beau, trop incroyable. Le gros lot ! Boum, à toi ! A toi tout seul : billet entier. Pour lors, t’as presque plus envie de le plomber, le mammouth. T’es payé de tes espoirs. Accomplir le dernier geste est superflu. Tu le fais tout de même, à cause des autres. Manière de ramener des preuves tangibles. Par souci de l’étape. Trophées ! Trophées ! Uniquement. Défense d’y voir. La grosse papatte pour en faire un porte-parapluies. T’auras qu’à me prendre le crâne quand je serai naze, pour t’en faire une boîte à dragées. L’art d’accommoder les restes. Pauvres z’éléphants ! Porte-parapluies ! Et leurs nobles ratiches ! Bateau chinois. Sampang. Coolies d’automate. Pauv’ z’éléphants, voyageurs lents et rudes que cause l’aut’ symboliste de mes deux. Pauv’ z’éléphants…
Elle répète :
— Alors ?
Eh ben alors, moi, j’sais plus. Enfin pas d’emblée. Il me faut du temps de réflexion. Gaffe aux fausses manœuvres, mon z’ ami. Achtung !
— On va repérer le coin, dis-je évasivement.
Béru se pointe de la cave, en compagnie de la géante. Cette dernière a des toiles d’araignée dans le dos. Le Gros me virgule une œillade lubrique et brandit quatre flacons estimables, puisque deux proviennent de Saint-Émilion et deux de Pommard.
— Voilà, voilà : le plan hors sec est en place, me dit-il.
— Il va en ce cas falloir penser au nôtre. Toi qui lis dans l’avenir, tu n’as pas idée de ce qui va se passer ?
Il ferme les yeux…
Hoche la tête, rigole.
— Quoi donc, mon père ?
— Tu sais ce que je vois ?
— Accouche !
— La mère Caty (elle s’appelle Caty) prisonnière d’un bloc de plastique, tu sais, comme ces machins qu’on se sert de presse-papier et dans lesquels y a des insectes ou un objet ?
— Faudrait un tout grand bloc !
— Tu parles !
Je lui dis qu’on a retrouvé le propriétaire de l’auto dont s’est servi Borg Borïgm.
— Alors on tient le bon bout, lapalisse-t-il. Faut aller emballer le client d’urgence.
— Pour en faire quoi, gros malin ?
— Ben…
Ma question le dépourve. Il renifle les poils de son nez en me regardant de son air le plus glandeux.
— Le vioque a dit qu’une fois qu’on l’aurait retrouvé, il faudrait le prévenir. Pas d’autres instructions. Donc, nous devons nous assurer de la présence de Borg ici et alerter le Dirlo.
— Donc, oui, convient le cher homme.
Tout est question de prétextes, dans l’existence.
Faut toujours en trouver de crédibles, n’importe s’ils sont vrais. La vérité, c’est ce que croient les autres et non ce qui est réellement. Une grande partie de notre civilisation est bâtie sur des mensonges admis.
Apercevant un carnet de billets de loterie, sur le comptoir de l’hôtel, je l’emprunte à la mère Caty (qui n’a rien à nous refuser) et nous v’là partis pour la rue Vidgög à travers les neigures.
On stoppe la bagnole à quelques encablures du 18. Bérurier reste à l’arrière pendant qu’Eggkarte et moi allons sonner au 16.
La rue Vidgög est une voie tranquille, cossue, aux maisons confortables.
Une grosse bonniche de cinquante ans vient nous ouvrir. Elle a le teint rouge vermillon, de grands yeux fixes de poupée. Nous lui proposons des billets pour la loterie. Du moins, c’est Eggkarte qui les lui offre. L’autre tourte pas cuite secoue la tête en silence, sans cesser de nous regarder. Elle attend qu’on gerbe. Comme on n’en a rien à branler, on lui dit bonsoir et on traverse la rue pour aller carillonner au 15. Là, on a affaire à une jolie jeune femme pleine de gosses blonds, elle en a même un en chantier. Contente de la vie et de sa progéniture, la pondeuse nous achète le numéro 18914, tirage après-demain, gros lot : une Volvo familiale justement.
Après quoi, on re-traverse pour carillonner au 16. J’ sais pas si c’est une idée que je me fais, mais cette maison est plus rupine encore que les autres. Un instant passe. On voit se soulever un coin de rideau à une fenêtre. Le rideau retombe et la lourde s’ouvre sur un type d’une quarantaine d’années, très soigné, dans les blond cendré, portant des lunettes à monture d’écaille authentique.
Je lui virgule un gracieux god afton, manière de lui laisser entendre que je jacte couramment le suédois, et Eggkarte se grouille de dire le reste.
Le gars nous mate d’un regard incisif, louche sur notre carnet à souches, puis décide qu’il se débarrassera plus rapidement de nous en nous achetant un billet. A la cantonade il appelle sa mère. Maman, dans le monde entier, du nord au sud et de gauche à droite, tu remarqueras que c’est la même consonance. Ça fait mmm… mmm avec du folklore autour. Se pointe alors une vieille dame, en qui je reconnais formellement Borg Borïgm, biscotte la particularité nasale et le zinzin à l’oreille. Mais il est stupéfiamment vieille dame. Je te fous mon billet (de loterie) que pas un quiconque, dans la rue ou ailleurs, ne serait à même de penser qu’il s’agit d’un julot travesti. L’assurance du personnage est telle qu’il se présente délibérément. Je « la » regarde prendre un sac à main de douairière sur une console, y puiser de l’argent qu’elle tend à son « grand garçon ».
Notre billet encaissé, on prend congé. Eggkarte avec force paroles et moi force courbettes pour remplacer les paroles.
Manière de ne pas donner l’éveil, on continue de prospecter la rue.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ? me demande ma camarade.
— Il y a erreur, assuré-je hypocritement.
Tu sais pourquoi ? Parce que le Vieux souhaite l’exclusivité rigoureuse et qu’il faut absolument éviter le moindre risque que la rouscaille suédoise soit affranchie.
Au bout de la rue Vidgög, l’est un magasin de fourrures où l’on vend la peau de l’ours après l’avoir tué. Il est géré par un gros monsieur qui a l’accent de la rue des Rosiers (de Mme Hussein). Je prie Eggkarte de lui demander des affranchissements sur le dénommé Frédérik Stöneschaarden à toutes fins utiles. Le fourreur dit que ces gens-là sont arrivés dans le quartier voici quatre ans et qu’ils y mènent une vie discrète, ne recevant personne et fréquentant beaucoup le temple.
Satisfait de bas en haut, y compris au niveau équatorial, nous rejoignons, la bagnole d’abord, dans laquelle pionce Pilate, l’hôtel ensuite où un dîner très convenable et Mme Caty nous attendent.
Elle mange en notre compagnie. Le picrate coule à flots. Béru chante Les Matelassiers en tenant notre hôtesse par le cou. Profitant de l’euphorie, je m’esbigne sans mot dire et file dans le bureau agaçant pour appeler Paris. Quand tu penses que depuis un bled perdu comme Milsabör tu peux faire Paris au cadran, tu reprends confiance en l’homme, non ?