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Deux mitraillettes au moins avaient craché. Chacune y était allée de son chargeur, ras bol. Du nettoyage. Le grand coup de balai impitoyable.

— J’ai idée que Borïgm devait avoir beaucoup d’ennemis, dis-je, plus pour moi que mon interlocuteur.

Sa Majesté clairvoyante eut un pet pour traduire son émotion.

Il l’accompagna longtemps, en modulant de l’anus, puis déclara :

— Tu trouves pas curieux, toi, que des assassins venant de seringuer une paire de pékins prissent la peine de refermer six serrures avant de mettre les adjas ?

Car ainsi est la sagesse béruréenne. Le Gros aperçoit immédiatement l’anomalie. Dans le jeu des sept erreurs, il voit les erreurs avant le dessin.

— Conclusion, poursuis-je sur sa lancée : ils ont pénétré ici grâce à un trousseau de clés qu’ils possédaient. Regarde : Borïgm et son ami Stöneschaarden ont été surpris alors qu’ils dormaient. Ils sont en tenue de nuit et il est clair qu’on les a arrosés au moment où ils sortaient de leurs chambres respectives.

— Exaguete.

— Tu n’as pas de visions afférentes à ce double meurtre ?

Nostrabérus se concentre, ce qui fait malgré tout un joli tas de viande et de connerie sur la moquette.

— Je crois que j’en vois un, dit-il.

— Un meurtrier ?

— Moui. Mais c’est tellement glandu que j’ose pas t’y dire.

— Dis-y tout de même…

— Eh ben…

Vaincu par l’incrédibilité de sa « vision », il secoue la tête.

— Je dois me gourer. Qu’est-ce que tu veux, gars, c’est quand même pas la retransmission de France-Irlande, ce que j’aspers-je.

— Y a pas de gêne entre nous. Deux amis et la folie, ça donne trois amis, Camarade.

Rassuré, le respect humain endormi par la douceur ineffable de ma voix de ténor, il se lance :

— C’est elle qu’a tué, déclare-t-il.

Et de désigner Borg Borïgm, les bras en croix sur le tapis, dans ses vêtements de nuit féminins.

Je contemple l’affreux spectacle.

— Comment se pourrait-il, Gros ? objecté-je, sans le bousculer, car je commence à comprendre que ses paraboles sont à interpréter ; qu’elles ressemblent parfois à des délirades mais que l’arbre cache la forêt.

— Je peux pas t’expliquer. C’est elle que je vois tirer de l’arquebuse. Par contre, dans mon esprit, elle est pas loquée d’une chemise de nuit mais d’un manteau de fourrure noir.

Il hausse les épaules.

— Comprenne qui peut ! conclut-il.

Eh ben je vais te dire, bougre de branque : moi, je veux. Je veux comprendre.

Donc je peux.

L’instinct commande. J’obéis. V’là que je m’accroupis auprès de Borg Borïgm en évitant de mettre les pinceaux dans l’immense flaque de sang qui l’entoure.

Je le palpe.

Complètement.

Parce que quelque chose se fait jour sous ma coupole pivotante. Une lueur point dans les ténèbres. Grâce à Nostrabérus. Je lis maintenant ses prédictions comme toi tu lis le puissant ouvrage ci-joint. Les traduis en clair mieux qu’il ne saurait le faire. Il sécrète seulement ; j’assume son fumier. En fertilise ma vaste intelligence.

— Ecoute, Gros, je vais t’expliquer…

— Quoi donc ?

— L’histoire de Mister Borïgm.

— Ben, on la connaît, non ?

— Non, Gros. Toi, pas encore, mais je te la vas raconter telle que le simple quidam non illuminé, non voyant, impénétré que je suis, la reconstitue.

— Allô, j’écoute ?

— Le passé de Borïgm reste un mystère. Homosexuel, sadique, superstitieux, médium, tout ce que tu veux, détenteur d’un secret vraisemblablement. Secret qui intéressait feu Maeleström et passionne le Vioque au point qu’il est déjà en route pour nous rejoindre… Tout cela, nous le saurons peut-être un jour…

— Ça me paraît un peu scié, soupire the mammouth man en montrant les cadavres.

— Non, Gros, pas scié. La vieille dame que tu vois là n’est pas Borïgm, mais une vraie dame…

— Hein ?

— Tu peux l’aller contrôler à ton tour, mon fieux. Une authentique vieille dame. La tache de vin qu’elle a dans la région de l’oreille est artificielle, si par contre, sa particularité nasale est réelle. Je gage qu’il s’agit d’une parente de Borïgm. Une tante ou quelque chose dans ce goût-là. A qui il ressemblait. Chez qui il s’est réfugié. En quoi il s’est déguisé. Tu piges ? Diabolique. Voilà pourquoi on n’a jamais pu lui mettre la main dessus. Il n’a pas essayé de modifier son aspect : il s’est blotti dans l’ombre de quelqu’un qui lui ressemblait. Il lui a suffi de se laisser pousser les cheveux et de se les blanchir. De mettre des vêtements féminins, lui qui déjà était de la jaquette. Il pouvait se hasarder dehors, la nuit surtout, je suppose, lorsque sa parente restait at home. Bath, non ?

« Des années ont passé. Tout était O.K. Il s’estimait hors d’affaire lorsqu’il s’est produit un événement qui, pour tout autre que pour cet étrange meurtrier épris d’occultisme, serait passé inaperçu. Le mage Nostrabérus est arrivé en Suède. Succès foudroyant, prodigieux. Ses révélations époustouflantes, la clarté de sa voyance, se sont mises à défrayer la chronique. Nostrabérus l’unique, le grand, l’infaillible ! Borg Borïgm a pris peur. Il savait que Maeleström te consulterait. Il s’est dit que tu allais percer à jour sa retraite. En quelques jours il a eu la rate au court-bouillon. Sa vie est devenue un cauchemar. Bref, il a eu l’impression d’être nu au milieu de la Suède. Le chasseur fascine le gibier, comme le bourreau fascine le condamné. N’en pouvant plus, Borïgm a décidé de prendre les devants. D’où l’attentat du bordel. C’est un vrai tueur, un homme pour qui la vie humaine n’a pas de signification. Il doit puiser dans l’au-delà toutes les pires justifications de ses actes. Je crois que je commence à bien le « sentir ».

Béru déglutit au ralenti. Ses yeux pèsent lourdement sur ses paupières inférieures, à croire qu’ils vont dégouliner dans l’escalier.

— Pas con, encourage-t-il. C’est bâti, mec. C’est bâti !

— Donc, poursuis-je, il s’embusque chez la mère Tâte-miches, repère et tue son ennemi, revient dare-dare à Milsabör et t’y aperçoit. Tu étais dans la voiture, au coin de la rue. Il a un choc terrible. Le mage ici ! A deux pas de son terrier ! Pas un instant il ne doute que ce sont tes dons surnaturels qui t’ont conduit dans ce bled. Il s’embusque. Nous suit jusqu’à l’hôtel… Il découvre qu’on bivouaque dans la piaule des tauliers. Il va se placarder dans le garage, ayant découvert que la fenêtre de la salle de bains y donne. Il te surveille. Te voit faire le con avec la géante. Balance son produit solidifiant dans la baignoire, s’esbigne. Il en a sa claque du supervoyant. Tu es devenu l’œil de Caïn pour lui. Quant au produit, mon petit doigt me chuchote qu’il se rattache au secret motivant l’intérêt du Dirlo pour Borg Borïgm. Son deuxième forfait de la journée accompli, Borïgm se dit qu’il doit effacer ces deux personnages (je désigne les morts) puisqu’ils sont brûlés. Alors, n’ayant ni le sens de la reconnaissance ni le culte de la famille, il les brûle pour de bon. Et il repart en refermant la porte avec « ses » clés. Que penses-tu de cette thèse que je te livre en hommage, ô mage ?

J’ai souvent estomaqué le Gros, mais rarement autant. Chose curieuse, ce type qui souffle tout le monde, à commencer par moi, avec ses dons de voyance brusquement révélés, ce type est impressionné par des déductions découlant de ses illuminations.

— C’est chiement bâti ! bavoche Nostrabérus. Hou yayaïe, ce que c’est bâti ! Et pis torché, mon vieux ! Dans le dur ! Y a rien à reprendre. Des fondations à la toiture ça tient debout, bon gu ! Tu croirais la tour Eiffel. Y a de l’assise et ça finit pointu, charogne ! J’y aurais inventé, j’eusse pas fait mieux ! Crédié de merde ! Chiement impec, c’te prothèse, mon gars ! Et je vais te dire le fond de ma pensée : c’est bâti ! Voilà, j’ cherchais le mot : bâti…