— Demande à cette fille qui elle est.
Eggkarte s’exécute (ce qui vaut mieux que d’être exécuté par d’autres).
Elle baragouine. L’Ophélie en jeans répond.
— Alors ?
— Elle dit qu’elle est la princesse Anne d’Angleterre, fait mon amie.
Je pense qu’on a encore du pain sur la planche !
Alors, qu’est-ce qu’on décide ?
— Moi, je vois une solution, affirme la vedette d’Olida on Ice.
On le considère. Béru siffle quatre centimètres de tord-tripes, émet un renvoi au cumin et s’explique.
— Le seul endroit qu’on peut êt’ peinard, mes z’enfants, ben c’est dans la crèche aux deux macchabés. On va retourner s’y installer. Je ferai un chouille de ménage en entreposant ces messieurs-dames dans une chambre.
Il se tait, confiant dans la solidité de sa suggestion. Je la survole d’un esprit décidé.
L’accepte.
Un instant plus tard, comme disaient les cartons des films muets (ceux qui s’exprimaient le plus complètement), nous roulons en direction de Milsabör, avec deux voitures.
Pourquoi deux voitures ?
Parce que, mon bon nœud volant, notre chignole est trop exiguë pour contenir cinq personnes, dont deux qu’il faut surveiller. Voilà pourquoi j’adopte la formation suivante. Je ne te la soumets pas pour faire du remplissage ; c’est pas mon genre, mais parce qu’elle va avoir, d’ici pas longtemps, une importance que M. Obrecht qualifierait de capitale.
Eggkarte, tant bien que mal revigorée, prend, seule, l’auto de Borïgm, tandis que je conduis la mienne. Béru se met à genoux sur le siège passager et, revolver au poing, surveille nos deux prisonniers.
La pompe de la môme Téquïst me semblant mieux équipée pour la neige que la nôtre, c’est donc la jeune fille qui ouvre la marche.
Je te passe la chierie blanche qu’est ce chemin difficile. Mais enfin, nous le vainquons une deuxième fois.
Ensuite c’est la grand-route du nord qu’on chope en direction du sud. Tout est O.K. Borg Borïgm a repris ses esprits et semble vouloir se tenir tranquille. Il est fasciné par Bérurier qu’il a reconnu et dont, visiblement, les dons occultes l’impressionnent.
Je mate les feux rouges arrière de notre amie Eggkarte. Depuis que la route est dégagée, progressivement, ils gagnent sur nous. Je champignonne un peu plus, mais notre voiture est plus faible de cylindrée et davantage chargée que celle de la gentille momaque.
Pourquoi ne nous attend-elle pas ? C’était pas convenu, ce largage en souplesse. Est-ce qu’elle tournerait casaque et chercherait à nous semer du poivre ?
J’y balance des coups de klaxon véhéments. Mais son avance ne fait que s’accroître et embellir.
— Qu’est-ce sec ce cirque ? s’inquiète le Mammouth aux dents noires qui tourne le dos à la route.
— On dirait que la petite Eggkarte est décidée à vivre sa vie toute seule dorénavant, Gros. Elle roule à toute vibure. Ça y est, elle a disparu ! Ah, la garce !
Le commentaire de Sa Majesté, pour sobre qu’il soit, n’en est pas moins définitif.
— Toutes des salopes ! déclare-t-il d’une voix tellement pénétrée qu’il ne pourra plus la retirer.
J’enrogne salement, tu peux me croire. Note que la nénette a pour elle des circonstances atténuantes. Quand on vient de te kidnapper et qu’on a essayé de t’ébouillanter les légumes en te cloquant un entonnoir dans la moniche, tu as le droit de déclarer forfait. Dans l’existence, c’est bourré de gros bras qui annoncent qu’ils vont tout pulvériser mais qui se taillent sitôt qu’une souris des champs éternue un peu fort dans leur dos.
Ce qui me contriste, par exemple, c’est qu’elle est au courant du double assassinat de la rue Vidgög. Pour peu qu’elle s’affale, on va se faire cueillir comme des fraises.
— Je crois, Alexandre-Benoît, qu’on devrait réviser notre plan, murmuré-je.
Il évasive des épaules.
— De toute manière, on va faire demi-tour sur l’esplanade d’une estation d’essence fermée, annonce Nostrabérus ?
— Une vision ?
— Je nous vois virer devant une station d’essence que j’ai retapissée en venant.
Je hausse les épaules.
— On n’a pas intérêt à filer vers le nord, on n’est pas venu ici pour chasser l’ours blanc. Et il faut penser au Dabe qui va se pointer demain à Milsabör.
— S’il s’y pointe quand on sera tous en pension chez les archers du roi, i’ n’ sera pas plus avancé.
— Je crois qu’on devrait profiter de la noye pour rallier Stockholm et chercher refuge à l’ambassade de France. Le Vieux viendrait nous y récupérer, ainsi que son colis…
Mais le mage est buté.
Il me montre, dans les lointains, un fantôme, un mirage blanc de station essence.
— C’est là-bas qu’on va virer de bord, Mec, prophétise l’inquiétant personnage.
Un brusque désir de m’opposer à ses visions me tourneboule.
— Tu peux te l’arrondir, mon pote. Je ne tournerai pas.
— Tu tourneras ! J’y sens. C’est inscrit dans ma tronche.
Je ricane.
— C’est ce que nous allons voir, Bébé rose.
Et j’appuie un peu mieux sur la béquille. Heureusement que nous sommes chargés, sinon la bagnole dégoulinerait dans la neige.
La route, à l’endroit de la station, décrit une légère courbe. Comme je l’amorce, je vois se pointer les deux phares d’une tire lancée à folle allure. Elle louvoie comme un requin mécanique dans la baignoire d’un gamin. Je serre à droite, pour lui laisser le passage.
L’automobilise se met à klaxonner à tout berzingue. Elle nous croise. Au passage, j’ai eu le temps de reconnaître Eggkarte. Merde, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Elle doit avoir la rousse aux miches ! Vire ! Vire ! exhorte Béru.
D’instinct j’opère un dérapage contrôlé qui nous agite comme des bouteilles vides dans un panier posé sur le porte-bagages d’un vélo roulant sur une terre labourée gelée (les métaphores, c’est ma force car je phosphore en force).
Bref je tourne devant la station.
Ce n’est qu’un certain moment plus tard, alors que je pédale éperdument derrière Eggkarte que Béru, sans me regarder, laisse gentiment tomber ces deux mots cruels :
— Tu vois ?
A propos de deux singuliers personnages et de quelques gadgets
Pour la troisième fois on pompe l’air de cette plaine forestière pour le déguiser en vitesse. Cette vitesse se transforme automatiquement en distance. Au bout du compte, on se paie une chouette panoplie de kilomètres qui nous amènent à l’orée d’un village composé seulement de quelques maisons et d’une petite église de bois.
Eggkarte qui nous précède, mais sans chercher à nous semer, cette fois, vire brusquement derrière l’église, là que des petits monticules nous annoncent un cimetière. Je l’imite.
On coupe les gaz et les loupiotes. Je cours rejoindre la jeune fille.
— En voilà un cinoche, mon chou. A quoi rime-t-il ?
Elle met un doigt sur ses lèvres et me fait signe d’attendre. Ce que je.
Une, deux, trois, quatre minutes s’écoulent. Plus une vingtaine de secondes et de la petite monnaie. Enfin, une tornade éclate, qui secoue le villaget. Deux motards de la police déferlent devant l’église, et continuent leur route.
— Ça y est ! fait-elle.
— Mais qu’est-ce qui se passe, bonté divine ? Je ne pige rien à votre conduite, ma gosse.
Elle me coule un sourire éperdument tendre.
— Tout à l’heure, pendant qu’on filait sur Milsabör, j’ai branché la radio.
— Alors ?
— On a découvert la mort de l’hôtelière. Notre signalement a été donné et on annonçait que la police patrouillait la ville et ses environs. En entendant ça, j’ai craint que des barrages fussent dressés et qu’on nous arrête.