Il déballe de sa valochette une bougie blanche, un bougeoir de cuivre, un gros bouquin à couverture noire que des caractères en gothique dorée sont écrits sur le dos duquel.
Il fiche la bougie dans le bougeoir, ce qui fait glousser Dukku, qu’on devine incorrigible.
L’allume.
Tu mords bien la séance ? Elle le mérite.
Tuppud et Dukku se placent debout de l’autre côté de la table. On dirait deux gentils premiers communiants. Ils se tiennent côte à côte, la tête légèrement inclinée, comme chaque fois que tu t’apprêtes à recevoir un sacrement de qualité.
Le pasteur Bôchibrok ouvre sa bible. Il en lit quelques versets d’une voix toute pareille à celle de Dracula quand il annonce à la pure héroïne qu’il va la débarrasser de son sang avant de lui bouffer le cœur.
Ensuite, il claque son mastar bouquin, roule des châsses et affronte le couple. Gentiment, Eggkarte qui assiste près de moi à la cérémonie, me souffle les questions que se met à poser Bôchibrok et qui sont.
« Charles-Gustave, acceptez-vous de prendre pour époux, Auguste-Adolphe, ici présent ?
A quoi l’interpellé balbutie un « oui » de jeune fille.
Le pasteur reprend :
« Auguste-Adolphe, acceptez-vous de prendre pour époux Charles-Gustave, ici présent ?
Et Tuppud dit également « affirmatif », comme M. Arthur Comte dans ses mémoires.
Alors Bôchibrok les déclare unis par les liens du mariage. Il fait un chouette signe de croix au-dessus de deux anneaux posés sur un plateau d’argent. Les nouveaux mariés se les passent réciproquement à l’annulaire d’un même geste enamouré. Le pasteur éternue, mouche sa chandelle, la remballe, signe la bible d’une autre croix, et la leur tend en leur précisant qu’à cause de la récente pénurie de papier, il est obligé de la facturer en supplément. On le règle. On ouvre une boutanche de champagne japonais, on trinque à la ronde. Tuppud balance une pincée de grains de riz dans la chevelure de son mari, qui en fait autant pour le sien. La bisouille géante. Le pasteur s’en va. Sur le pas de la lourde, il se trouve nez à nez avec le Vieux.
Enfin !
Tu ne peux imaginer ce que ça me fait, de le voir là, le Dabuche. La première fois qu’il se dérange au cours d’une de mes enquêtes. Vient me rejoindre. Inconnu. J’en suis bouleversé. Ce qu’il est impressionnant dans son manteau de vison noir, avec sa toque de fourrure, ses bottes fourrées princesse, ses gants montants de mousquetaire du froid. Sa rosette fait un point quasi lumineux dans la fourrure. On dirait le voyant d’un commutateur, la nuit. Son regard bleu, solide et sûr, nous considère calmement.
Ne voulant pas le « mouiller », je m’abstiens de le présenter à la coterie. Il s’incline devant Eggkarte, lui vote un sourire qui fonce droit à son slip, a un hochement de bouille haultement solennel pour les jeunes mariés.
— Où est l’homme ? me demande-t-il.
Je le guide dans la pièce voisine. Béru, qui mangeait une carcasse de poulet, se dresse précipitamment.
— Enchanté, m’sieur le directeur.
Il tend une main plus grasse que Manouche au Vieux, lequel la néglige pour s’approcher de Borg Borïgm.
Je regarde le Vieux regarder Borïgm. Et une curieuse émotion m’empare. Le Vieux ! Toute cette distance franchie, de nuit, pour une telle rencontre. Son burlingue abandonné. Ses téléphones muselés à cause du gars saucissonné là.
Borïgm le considère avec une indifférence affectée. Il ne le connaît pas, mais l’allure du bonhomme lui en impose. Il sent — qui ne le sentirait d’ailleurs ? — qu’il s’agit d’un monsieur, d’un chef. Il ne trouve pas ça joyce, pressent des complications.
Au bout de son examen, Pépère me prend le bras.
— On peut bavarder dans un endroit tranquille, San-Antonio ?
— Naturellement, monsieur le…
On retourne au salon, où les deux tantoches se font des becs de tourtereaux pour célébrer leur mariage marron. Le Dirluche surmonte sa choquerie. Il n’a pas le temps de laisser libre cours à ses principes. Son éducation grand-bourgeoise, il la remise dans son sac tyrolien.
Tuppud me demande la permission d’aller consommer leur mariage. J’accorde à condition que cela se passe dans le living, sous contrôle béruréen, car je redoute un coup d’arnaque. Ils acceptent et sortent, les spectateurs ne les gênant pas.
— Monsieur le directeur, vous risquez gros en venant ici, attaqué-je, car nous sommes des individus recherchés par la police du pays.
— Je sais.
Il déboutonne sa pelisse de fourrure. Dessous, il est en bleu croisé impec. Le voici qui se pose dans un fauteuil, croise ses jambes et me donne la parole d’un hochement de menton.
Alors j’approche une chaise et je me mets à tout lui bonnir succinctement : Maeleström et sa merderie modèle, son intimité avec Eggkarte, la recherche de Mme Borïgm, les prouesses stupéfiantes du mage Nostrabérus, l’assassinat de Maeleström, le vrai bordel, le faux curé, la vraie vieille dame, la fausse, le meurtre de la taulière par congélation, celui, crapuleux de Stöneschaarden et de sa maman, le kidnapping de notre douce amie, le refuge de chasse sur le ponton, les péripéties ayant motivé notre intrusion chez les tantines, la grenade-surprise dans l’auto, le singulier mariage des deux folles.
Il enregistre, immobile, les mains bellement croisées sur son genou supérieur.
Un temps.
Des bruits d’hôtel de passe nous arrivent du living. Comme ils prennent de l’intensité, le Dabe me jette, d’un ton agacé :
— Allez donc modérer cette porcherie, je vous prie.
Je.
Dans la pièce voisine, Dukku honore Tuppud avec une sombre allégresse, tandis que Béru, outré, les roue de coups de pied en les traitant de noms de terroir. Mais la réaction vertueuse du Gros, loin de freiner les ardeurs de ces chéris, ne fait, dirait-on, que les stimuler.
Je réclame un peu de silence et vais rejoindre mon vénéré Boss.
— Donc, Borïgm ne vous a rien dit ? attaque le cher homme.
— Nous n’avons pas échangé deux mots, monsieur le directeur. Respectueux de vos consignes, je vous ai attendu.
M’en voici remercié d’un battement de cils.
— Il va falloir agir vite, dit le Vieux. Le rêve serait évidemment de pouvoir le transférer à l’Ambassade de France, mais Stockholm est loin et la police s’active. Nous avons été interceptés à deux reprises en venant ici : papiers, fouille du véhicule, ils ne plaisantent pas. Force nous est d’opérer sur place.
— Puis-je me permettre de vous demander ce que vous entendez par « opérer », monsieur le directeur ?
Il a un geste dix-septième de la main.
— Le faire parler, naturellement.
— Pour lui faire dire quel genre de chose ?
Alors là, attache ta ceinture et rentre tes épaules, mon fieux, car si la réponse te fait le même effet qu’à misteur Bibi, tu vas manquer d’air.
— Je l’ignore, mon ami.
Dans ces cas-là, tu la boucles un moment, et tu te files le caberlingue sous un robinet d’eau froide pour lui faire descendre la température.
Seulement, se taire longtemps, quand l’incompréhension te gratouille de partout, hein ? c’est pas réaliste.
— Comment ça, vous l’ignorez ?
— Vous pensez bien que si j’ai fait un tel déplacement, San-Antonio, c’est parce que je ne pouvais vous confier une mission qui repose sur rien. Nous marchons sur un nuage dans cette affaire. Le hic, comprenez-nous, c’est que je ne sais pas ce que cet homme peut m’apprendre.
Il se masse la joue, du bout de ses doigts précieux.
— Mais il y a pire, reprend-il.
— Ah, vraiment ? je braquefonde d’un air gland.