— Il est probable qu’il l’ignore également.
Parvenu à ce point de narration, on va faire une pause-café, camarade.
Y en a moi français, donc épris de logique.
Note que j’adore la fabulation, l’affabulation idem. Romantisme, poésie, scaferlati ordinaire, tout, j’ sus preneur. J’aime bien que ça déraille et dérape. Quatre pas dans les nuages, un de trop dans la marge, banco ! Et pourtant, l’esprit cartésien signé Dupont. Péché originel, pas original. J’aime à comprendre. Tu m’annonces une énigme m’ v’là, Maréchal ! Tout de suite, la queue fouettant l’air façon Médor dans garenne’s land.
A cet instant, on toque à notre lourde. Je propose d’entrer, le bide, puis la trogne du Gros s’insinuent successivement dans l’encadrement. Il dit, tout miel, comme un constipé auquel les pilules Miraton auraient réussi :
— C’est juste pour vous prévenir que je viens d’avoir une vision.
Pas encore habitué à ce langage, le Dirlo fronce les sourcils et me groguenosse :
— Que raconte-t-il ?
Comme si Béru avait besoin d’être traduit de l’abscons par un spécialiste.
— Béru, je vous l’ai dit, vient de se découvrir un indéniable don de voyance, Patron.
Sourire causetoujoursmonlapin, du Vioque.
Bérurier fait celui qui ne craint point le scepticisme, cette plaie du monde.
— Voilà, explique-t-il, on creuse un grand trou…
— Moui ?
— Mais alors un super-grand trou.
— Et alors ?
— Et alors tu sais ce qu’on trouve dans ce trou ?
— Dis !
Il a un petit rire timide.
— Une montagne, fait-il.
— C’est tout ?
— Verte.
— Quoi ?
— La montagne. Elle est verte.
— C’est une très jolie couleur pour une montagne ; à part ça ?
Il est conscient du bide qu’il vient de faire et une pourpreur lui monte.
— Je demande pas qu’on me croive, simplement qu’on se paye pas ma frite. Souviens-toi du demi-tour, à la station d’essence, hier soir, Sana. Tu rigolais… Hein ? Souviens-en toi ! Eh ben, on trouvera une montagne verte dans un trou, et ton sourire en coin de fesse n’y changera rien !
Il sort en claquant violemment la porte.
Moi, je commence à devenir mou de la coiffe avec leurs giries au Vieux et à Béru. Les gars qu’on doit faire parler en prétendant qu’ils n’ont rien à dire, et ceux qui déterrent des montagnes vertes, me cavalent sur futur champ de manœuvre de la prostate.
— Bon, attaqué-je, avec un rien de hargne, en somme, vous voulez arracher à Borg Borïgm une vérité qu’il ignore ?
— Positivement.
— Qu’est-ce qui vous a amené à connaître l’existence de Borïgm et son secret ?
Il hoche la tête.
— Un fait divers très banal au demeurant, mon cher.
Il prend du temps, des mines. Un gourmet de l’anecdote, Pépère. Un voluptueux de la confidence. Je l’aurais vu prélat, avec de l’onction, de belles robes moirées, des chaînes d’or et de fumantes bagouzes à faire baiser.
Après avoir chatteminé, il jacte :
— Il y a quelque temps, un individu du nom de Erik Erikson a été agressé dans une rue chaude de Paris. Il allait y lever quelque prostituée, selon son habitude. Il en a abordé une dont les charmes lui convenaient. Elle était en conversation avec un Noir qui n’a pas apprécié le peu de cas qu’Erikson faisait de lui. Cela a commencé par des insultes et s’est achevé par un coup de couteau dans le ventre du Suédois, car j’oubliais de vous préciser que cet Erikson…
— J’avais déjà compris, Patron.
— On a transporté le blessé à l’hôpital. Etat désespéré. Une intervention fut jugée inutile.
Il humecte le bout de son médius pour lisser le coin de sa paupière. C’est sa façon, à ce grave monsieur, de se dérider.
J’ai envie de lui demander s’il compte continuer son récit ou jouer à pigeon vole. Le pigeon, en l’occurrence, se nommant San-Antonio.
— Et après, monsieur le dear recteur (je m’amuse à lui faire des jeux de mots mentaux, sous le manteau, sans qu’il s’en aperçoive).
— Erikson comprit qu’il allait mourir et demanda à me parler.
— A vous ?
— Au chef de la police, ce qui revient au même.
— An nez fait (je continue le jeu), conviens-je. Et vous souscrivîtes à sa requête, Patron ?
— Pas immédiatement. Je lui dépêchai pour commencer Ballamou, mon secrétaire. Et encore, parce que Erikson était suédois, c’est-à-dire ressortissant d’un pays qui, par sa… son… et ses… plochmolles, mérite considération. Erikson refusa de se confier à Ballamou. Il déclara ne vouloir parler qu’à moi seul, et précisa qu’il s’agissait d’un secret d’Etat. Quand j’appris la chose, l’instinct me poussant, je me rendis incognito au chevet du moribond.
Le vieux Nœud laisse égrener des secondes pour que je puisse confortablement prendre la mesure de sa magnanimité.
— Erikson, reprit-il enfin, me révéla qu’il était une espèce de banni. Il dut quitter la Suède voici quelques années à la suite d’une ténébreuse affaire. A l’époque, il travaillait pour les S.S.S. (services secrets suédois). Et savez-vous comment se nommait son chef, mon garçon ?
Son garçon élève son épaule gauche de huit centimètres et la laisse retomber, en signe d’ignorance.
— Maeleström !
Je bondis.
— Couhâ !
Mon Vénérable déguste ma surprise avec une cuiller à sorbets.
— Eh oui… Maeleström, San-Antonio. Le grand patron des S.S.S. Notez que je connaissais son nom tout comme je connais celui des grands patrons du R.A.S., du C.Q.F.D., du P.P.C., du R.A.T.P., du S.M.I.G., du R.S.V.P. et autres… Ben voyons, mon petit ; ben voyons…
— Ben voyons ! reprends-je en écho.
Le Dabe rit radieux.
— Ce serait malheureux, non ?
— Tu parles ! m’oublié-je. Oh, pardon !
Il se marre moins, planque son râtelier et déclare :
— Quand, après ses meurtres, Borg Borïgm fut incarcéré, Maeleström, aidé d’Erikson, le soumit secrètement à de fréquents interrogatoires. Il exigeait du prisonnier de savoir où et comment ce dernier s’était approprié une mystérieuse denrée qu’il appelait « Inertium ». Borïgm jurait qu’il l’ignorait. Erikson le soumit à la torture, au sérum de vérité, on lui fit des promesses mirobolantes, ce fut en vain. De guère lasse, Maeleström chargea son homme de confiance de le faire évader. Son plan consistait, vous pensez bien, à filer le fugitif. Le coup classique. L’évasion s’opéra le mieux du monde, seulement il y eut un hic : Borg Borïgm faussa complètement compagnie à ceux qui lui avaient redonné la clef des champs. C’est l’histoire de la souris dont se joue le chat et qui, brusquement, disparaît par un trou que le raminagrobis n’avait pas prévu. Les recherches pour le retrouver furent vaines. Maeleström chassa Erikson de ses services, dont lui-même démissionna quelques années plus tard. Il n’eut plus qu’une idée : retrouver Borïgm. Il y consacra son temps et son argent, engagea des policiers américains, anglais, en pure perte. Un jour, il eut vent de votre réputation et décida de vous essayer à cette chasse. Il s’y prit par la bande, fit campagne pour vous au Nobel. Vous eûtes le prix. La suite, vous la connaissez mieux que moi.
Un certain désenchantement me parcourt l’épiderme.
— En somme, ce n’est pas les mérites de mon œuvre que l’on a couronnés, Patron. On s’est servi d’elle pour piéger le flic ?
Il me tapote la joue, très Napoléon Ier.
— Pas de crise d’orgueil, mon petit. Si ces mérites n’existaient pas, le piégeage n’aurait pu se perpétrer… Tout est bien ainsi.