Il s’accommode parfaitement de la vanité des autres, le Scalpé. C’est merveilleux, comme on en fait bien son affaire, des autres. De leurs malheurs, de leurs problèmes. On accepte sans mal leurs misères, voire leur disparition. Ils s’en vont, on se referme sur leur départ, pareils à la terre. On les consomme, on les finit, on les oublie. Nos souvenirs ne sont que des rots de l’âme à éventer d’un geste.
Enfin, mon cas doit rester en marge de l’enquête.
— Que savez-vous de l’Inertium, monsieur le directeur ?
— Rien, sinon qu’il s’agit probablement de ce produit capable de muer instantanément l’eau chaude en glace.
— Pourquoi prétendez-vous que Borg Borïgm ignore tout de ce produit alors qu’il l’utilise ?
— Ce n’est pas moi, c’est Erikson qui prétendait, San-Antonio. Il a eu Borïgm à disposition, l’a questionné jusqu’aux limites humaines. Il est certain de deux choses : Borïgm ne sait rien et l’Inertium est l’une des plus grandes découvertes depuis le commencement de notre ère.
— Comment ont-ils découvert son existence ?
Le Vieux sourit.
— J’attendais. Eh bien, c’est à cause du meurtre des jeunes filles, San-Antonio. Le secret a été bien gardé. On les a retrouvées dans un bloc de glace qui dérivait sur le lac Vättern, en été, alors que la température était supérieure à 10 degrés, vous m’entendez ? Elles avaient été violées, égorgées, et puis congelées. C’est cette congélation qui alerta les S.S.S.
Le pâlichon soleil d’hiver, couleur d’œuf en conserve, se hasarde dans la maison. Quelle étrange situation ! Combien saugrenue ! Les deux tantes nouvelles mariées. Borg Borïgm, l’insaisissable, enfin saisi. Sa mignonne gonzesse… Le mage Nostrabérus. Et surtout, ah, oui, surtout, le Vieux, là en position illicite, complice d’un coup de force, piqué au vif par une énigme bizarroïde.
— Bien, mon garçon, s’ébroue-t-il, nous allons attaquer. En somme, nous disposons des principaux éléments. Par quoi commençons-nous ?
Je pris dans ma poche le petit flacon de métal prélevé dans la botte de Borïgm et le déposai sur la table.
Par ça, dis-je.
Nous eûmes alors une curieuse période de prostration. Cette bouteille plate, étincelante, nous fascinait. Nous la regardions, comme des diamantaires regarderaient le « Régent » si un voleur à la tire le déposait devant eux.
— Votre avis ? demanda le Dabe.
— A propos de son contenu ?
Il opina.
— Le même que le vôtre, Patron.
— Ça EN serait ?
— Probablement.
— Que faisons-nous ? Il faudrait confier cela à un laboratoire.
— Bien sûr. Seulement nous ne disposons pas d’un laboratoire.
— Alors ?
— Alors écartez-vous, je vais l’ouvrir.
— C’est très téméraire…
— Je suis très téméraire, sinon vous ne me garderiez pas dans vos services.
Pendant qu’on fait un peu de dialogue on emmerde personne, hein ? Et moi, ça me permet de fortifier l’aimable trouillasse qui me taraude.
Le Vioque eut à cœur de ne pas s’éloigner, voulant prouver qu’à courage, courage et demi, vous comprenez ?
Ce fut moi qui m’écartai de lui. J’assurai le flacon dans ma main gauche et nouai mon pouce et mon index autour du bouchon.
Je dus forcer. Il résista. J’envisageais de faire appel à quelque clé à molette quand il céda à mon ultime sollicitation. Le pas de vis en était très fin et je dus beaucoup tourner pour parvenir à déboucher l’inquiétante fiole. Je dois à la vérité d’avouer que ma main tremblait passablement. Peut-être était-ce ma mort que je débouchais et risquais-je de dévisser à la suite du bouchon.
Je l’ôtai.
On n’entendait que le bruit prudent de nos respirations, au Vieux et à moi. Nul ne jactait.
Comme rien ne se produisait de fâcheux, je m’approchai de la fenêtre et abaissai la bouteille pour essayer d’apercevoir son contenu. Je crus distinguer une poudre couleur de soufre dans le fond du récipient.
J’eus un regard perplexe autour de moi. Je vis une bouteille d’akvavit pleine, en évidence sur la desserte. Je demandai à mon honorable chef de la déboucher, puis je plaçai le goulot de la fiole au niveau de l’autre pour verser un peu de la poudre dans la bouteille d’alcool.
Quelques particules verdâtres churent du flacon de métal. Il y eut immédiatement une petite explosion. La boutanche d’akvavit vola en éclats afin de libérer le bloc de glace qui venait de s’y former.
— Prodigieux, murmura le Tondu.
J’allai alors à la cheminée dans laquelle agonisait un feu de boulets.
Quelques grains infimes de poudre, et il n’y eut plus qu’une masse noirâtre qu’enrobait une pellicule de glace.
M’estimant suffisamment informé, je rebouchai le flacon avec autant de précautions que j’en avais déployées pour l’ouvrir.
Un cri de grande détresse m’échappa. Un trou de la dimension d’une tête d’épingle en verre creusait l’extrémité de mon médius. Propre, net, définitif si j’en jugeais les parois aussi lisses que ma paume.
Je montrai mon doigt légèrement mutilé au Dirlingue. Il sortit un lorgnon de sa poche et le tint devant son nez pour mieux voir.
— Une molécule d’Inertium s’est portée sur votre médius, diagnostiqua-t-il sans trop de mal.
Il remisa le lorgnon, satisfait.
— Vous rendez-vous compte de l’importance d’une telle matière ?
— Très bien, merci.
— Nous pourrions peut-être commencer les interrogatoires ?
Je replaçai le flacon chromé dans ma poche et le suivis. Ce petit trou à mon doigt me donnait envie de vomir et éveillait en moi une fureur dont je décidai que Borg Borïgm ferait les frais.
J’allai empoigner la compagne de Borïgm par ses liens et la traînai sans galanterie jusqu’à notre salon P.C. A ma requête, Eggkarte nous accompagna. Elle commençait de s’ennuyer car l’ambiance de la maison investie devenait comateuse. Les deux tantes frivoles avaient cessé de l’amuser.
Je posai la fille dans un fauteuil.
— Ravissant visage, nota le Vieux, toujours sensible au beau sexe.
A la minute présente, la joliesse de notre prisonnière me laissait… de glace. Mon mécontentement virait au marasme. J’avais envie de tout envoyer péter et de rentrer chez moi. Honnêtement, plus que le trou à mon doigt, celui qu’on avait fait à mon orgueil, en m’apprenant la vérité sur mon prix Nobel, m’endolorait.
— Eggkarte, dis-je, apprends à cette aimable personne que si elle continue d’être la princesse Anne d’Angleterre, il va lui arriver des choses cruelles. Nous allons la questionner et elle va répondre, sinon je lui saupoudre le minois avec le contenu de ce flacon, si bien qu’après ce traitement, la sorcière de Blanche-Neige ressemblera à Blanche-Neige elle-même à côté d’elle.
Pendant la traduction, je brandis tour à tour mon médius et la fiole de métal devant la gosse.
Un changement spectaculaire s’opère. Elle devient blanche comme : une morte, un linge, la neige, un masque de cire, Omo, Ajax ammoniaqué et tutti fourbi.
Des mots, dont je présume d’ores et déjà qu’ils sont affirmatifs, lui coulent des lèvres.
— Elle est d’accord, confirme Eggkarte.
— Parfait. A vous, monsieur le directeur.
— Commencez d’abord, San-Antonio, riposte le vieux madré.
— Comme vous voudrez.
Je continue de jouer avec la petite bouteille plate, la gonzesse ne la quitte pas des yeux.
— Allons-y par le commencement, quel est son nom ?
Bon, je te passe les fastidieuses questions, les réponses traduites, les commentaires qui leur succèdent. Du ronron, tout ça. Rien de plus tartouze qu’un interrogatoire, même s’il te fait progresser. Ça ressemble à du ping-pong verbal. Comme lorsqu’on contrôle un inventaire : « Douze petites cuillers d’argent, style Louis XVI ! » qu’annonce le mec à la liste. « Douze petites cuillers ! » que répond le vérificateur.
T’en as vite rasibus.
Sache pour ta gouverne que cette mignonne se nomme Katarina Dürkönizöb, que c’est une petite vicelarde qui fréquentait l’institut Bhézodröm dirigé par Borg Borïgm, que, perverse à en incendier ses slips, elle devint la maîtresse du maniaque à l’âge de seize ans, qu’ensemble, ils se livrèrent à des orgies dignes de Sade, à des messes noires, qu’ils allèrent jusqu’au meurtre (j’en sais quelque chose).
Te voilà approvisionné en tuyaux, hein, Mec ?
Mais bouge pas, mon grognant, c’est pas fini. Emmagasine et laisse s’épancher la vessie du mérinos.
La demoiselle Dürkürazöb nous apprend qu’après son évasion, Borïgm est allé la trouver, dans la propriété de ses vieux, car le fait divers eut lieu pendant des vacances. Elle sut le cacher dans le parc de son dabe, important chirurgien spécialisé dans la greffe du pénis. Mais, lorsque les classes reprirent, ils durent envisager une autre planque. Borg avait une vieille tante à Milsabör, aimable femme qui l’avait élevé et vivait en compagnie de son fils. Il jura à la brave personne qu’il était innocent. Elle le crut. Les mères croient toujours les enfants et leur pardonnent tout (belle notation, hein ? On jurerait que c’est d’un grand écrivain et on souhaiterait que ça soye repris dans les livres de philo et de siphilo). Une vie bizarre s’organisa. Profitant de sa ressemblance avec tantine, Borïgm se nippa en vieille dame de la petite bourgeoisie. Ils avaient l’un et l’autre la même anomalie nasale. La tante n’avait pas de tache de vin à l’oreille : on lui en fit une. Bref, chacun se mit à la portée de l’autre, ce qui est louable, t’es d’accord ?
L’harmonie familiale, tu veux savoir ? Irremplaçable. Je répète : irremplaçable.
Borïgm voyait beaucoup Katarina. Ils continuaient ensemble d’assouvir leurs instincts dépravés (bien tourné, ça aussi, non ?).
Quelquefois, ils subissaient des alertes, lorsque des inconnus se présentaient à la maison, par exemple, car ils n’ignoraient pas que, malgré sa retraite, Maeleström continuait de faire rechercher Borg.
Et puis tout redevenait normal. Seulement, un beau matin, il y eut l’arrivée de Nostrabérus dont les hauts faits occultes terrifièrent le fugitif. Borïgm comprit que Maeleström ne laisserait pas passer une pareille occasion, lui qui avait tout essayé.
Le reste, t’as dû le tartiner dans les feuillets précédents, à moins que t’en sautes, ce qui ne m’étonnerait pas de toi dont la culture ressemble à un cimetière de voitures.
Elle se tait, hagarde.
— Encore quelques petits renseignements avant de passer à un autre exercice, reprends-je. Que signifiait la grenade dans l’auto ?
Réponse :
— Ce matin Frédérik Stöneschaarden devait conduire sa môman chez le médecin. Borïgm avait décidé d’en terminer avec ce couple, craignant le pire pour sa sécurité. Ils préparèrent donc ce piège. Tantine était coquette et ne manquait jamais de se replâtrer la vitrine avant de descendre de voiture pour rencontrer quelqu’un. Seulement, nous précipitâmes les choses en déboulant chez eux. Ils croyaient avoir tué le mage et décidèrent de liquider d’urgence la famille pour effacer toute piste.
Question de l’éminent San-Antonio :
— Pourquoi vouloir me faire exploser la grenade ?
Réponse :
— J’ai pris peur de me sentir entre vos mains, j’ai préféré la police.
C’est bien ce que le génial commissaire avait pressenti, tu l’admets sans barguigner, mm ?
— Parfait, dernière question : ça !
Et je lui caresse la joue avec le flacon.
Elle a un geste de recul, comme si un fakir approchait son serpent à musique de sa frimousse.
— Oui ? Oui ? halète-t-elle (elle halète en espéranto mais dit oui en scandinave).
— Parlez-nous de ça, ma jolie.
— C’est un produit qui…
— Je sais, interromps-je en considérant mornement le petit trou à mon doigt et le bloc de glace qui se met à fondre doucettement sur la table. Je veux savoir d’où cela provient.
Elle jure l’ignorer. Elle prétend que machin, comment déjà ? Ah oui, Borg Borïgm, ne le sait pas davantage. Un jour il a possédé ce flacon en connaissant les curieux effets de son contenu, mais c’est tout. Magie noire !
J’ai beau menacer, elle hurle de frousse, se tord les bras, s’arrache les cheveux et répète : « magie noire, magie noire ».
Je me tourne vers le Vieux, très avocat américain pendant un procès !
— A vous, monsieur l’attorney général…
Big Boss fait siffler le coin de sa bouche en tirant sa joue sur le côté.
— Pas de questions. Je souhaite entendre maintenant le témoin suivant. Et celui-là, je vais m’en charger personnellement !
Qu’île en soie fête ce long ces dés ire.